Vers la fin de l’après-midi, les nuages obscurcirent les sommets. Les roulements du tonnerre faisaient vibrer le sol, avec des grondements si nets que certains, parmi les fugitifs, crurent à un début de bombardement et poussèrent des cris de peur. La pluie commença à tomber à larges gouttes. Esther courut se mettre à l’abri dans la chapelle. Il faisait si sombre qu’elle ne distinguait rien, et qu’elle trébuchait sur les corps. Les fugitifs étaient allongés par terre, enveloppés dans des couvertures. D’autres étaient debout, appuyés le dos aux murs. La partie gauche du toit avait été crevée par un obus, et la pluie cascadait à l’intérieur de la chapelle. Malgré les interdictions des Italiens, des bougies avaient été allumées, à droite de l’autel, et la lumière vacillante montra à Esther les formes et les visages des fugitifs. C’étaient, pour la plupart, des vieux, vieillards et vieilles femmes vêtus à la manière des Russes ou des Polonais, semblables à ceux qu’Esther avait vus au cours du shabbat, dans le chalet. La fatigue, l’angoisse avaient creusé leurs visages.
Près des bougies, au pied de l’autel, les vieux emmitouflés dans leurs caftans étaient tournés vers le Reb Eïzik Salanter qui lisait à haute voix dans un livre, le dos à la lumière des bougies pour mieux voir. Appuyée contre le mur froid de la chapelle, Esther écoutait à nouveau les paroles incompréhensibles, dans cette langue douce et saccadée, sans quitter des yeux le vieil homme éclairé par les bougies. À nouveau, elle a ressenti ce frisson, comme si cette voix inconnue ne résonnait que pour elle, au fond d’elle. La voix basse, chuintante, lisait le livre, et cela effaçait sa fatigue, sa peur, sa colère. Elle ne pensait plus à la pente noire où son père aurait dû venir, elle cessait d’y penser comme à un ravin terrifiant et mortel, mais comme à un chemin très long, très lointain, dont la fin était un secret. Tout s’était transformé ici, les montagnes où grondait le tonnerre, le chemin qui s’enfonçait dans les gorges, tout cela était devenu pareil à une légende, où les éléments tournaient pour s’assembler dans un ordre nouveau.
Dehors, la pluie tombait à torrents, et l’eau cascadait même à l’intérieur de la chapelle, par le toit béant. Les enfants étaient serrés contre leurs mères, et elles balançaient doucement leur corps, au rythme tranquille de la voix d’Eïzik Salanter qui lisait les paroles du livre.
Puis le vieil homme a gardé le livre ouvert devant son visage, longtemps, et il a commencé à chanter d’une voix grave et douce qui ne chevrotait pas. Alors les hommes et les femmes, et même les jeunes enfants ont chanté avec lui, en l’accompagnant sans paroles, simplement en répétant le même mot : Aïe, aïe, aïe, aïe !.. Une des fillettes polonaises, celle qui avait les yeux si pâles et qui avait conduit Esther jusqu’à sa famille, s’est approchée d’elle et l’a prise par la main. Elle l’avait reconnue malgré la pénombre. À la lueur des éclairs, Esther a vu son visage, comme éclairé par une joie intérieure tandis qu’elle chantait avec les autres, en balançant lentement son corps. Esther s’est mise à chanter, elle aussi.
Le chant résonnait à l’intérieur de la chapelle, par-dessus le fracas de l’eau et du tonnerre. Il semblait que les quelques bougies allumées sur le porte-cierges, près de l’autel, diffusaient la même lumière que dans le temple, le soir du shabbat. À présent, d’autres gens, venus des dortoirs des maisons militaires, entraient à l’intérieur de la chapelle. Esther vit sa mère, debout près de la porte. Sans lâcher la main de la jeune Polonaise, elle marcha jusqu’à elle et la fit entrer jusqu’au mur où elles étaient installées. Dehors, la nuit était noire, zébrée d’éclairs. Peu à peu, le chant cessa. Tout le monde resta en silence, à écouter le bruit de la pluie et les coups de tonnerre qui s’éloignaient dans les vallées. L’une après l’autre, les lumières des bougies vacillaient, s’éteignaient. Personne ne savait plus où on était. Plus tard, Esther a traversé la cour, dans le vent froid, et elle est allée se coucher dans le lit d’Elizabeth, et elles se sont serrées l’une contre l’autre pour ne pas tomber.
À l’aube, les soldats italiens reprirent la route, suivis par les fugitifs. Le ciel était bleu profond au-dessus des hautes montagnes enneigées. Le chemin de pierres montait par lacets au-dessus de la chapelle. Lentement, retardée par les enfants et les vieux, la file suivait le chemin, minuscules silhouettes noires sur cette étendue de pierre.
Esther et Elizabeth traversaient maintenant un immense éboulis. Jamais Esther n’avait imaginé un tel paysage. Au-dessus d’elle, un chaos de pierres, sans un arbre, sans une herbe. Les blocs de rocher étaient arrêtés, en équilibre au bord du précipice. Le sentier était si étroit que des cailloux se détachaient sous les pas et déboulaient jusqu’au fond de la vallée. Peut-être à cause du danger, ou à cause du froid, personne ne parlait. Même les petits enfants marchaient le long du sentier étroit, sans dire une parole. On n’entendait que le bruit du torrent, invisible au fond de la vallée, les éboulements des cailloux, et le sifflement des respirations.
À un moment, Esther voulut poser la valise et s’asseoir, mais aussitôt sa mère la prit par la main, avec une sorte de dureté désespérée, et l’obligea à continuer sa marche.
Maintenant, les groupes de fugitifs s’étaient espacés. Les vieillards, les femmes enveloppées dans leurs châles noirs, qui étaient partis les derniers de la chapelle, étaient loin derrière. Les arêtes des montagnes les cachaient déjà. Les autres, les femmes avec des enfants, marchaient lentement, sans s’arrêter. Le sentier longeait un précipice, où quelques arbres avaient réussi à s’accrocher. Esther regardait en dessous d’elle un grand mélèze foudroyé, noirci, pareil à un squelette. De l’autre côté de la vallée, la montagne coupait le ciel, hérissée d’aiguilles, menaçante. Ici, il y avait la peur, mais aussi la beauté de la pierre brillant au soleil, le ciel impénétrable. Ce qui faisait peur, surtout, c’était ce qu’on voyait au bout de la vallée, ce vers quoi on marchait depuis déjà deux jours, la muraille sombre et bleue, étincelante de givre, noyée dans un grand nuage blanc qui fusait vers le centre du ciel. Cela semblait si lointain, si inaccessible, qu’Esther sentait le vertige. Comment pouvait-elle arriver jusque-là ? Est-ce qu’on pouvait vraiment y arriver ? Ou bien on leur avait menti, et tous les gens allaient se perdre dans les glaciers et dans les nuages, ils seraient engloutis dans les crevasses. Plus loin, comme le sentier zigzaguait à flanc de montagne, Esther a vu à nouveau des oiseaux noirs qui tournoyaient dans le ciel, mais cette fois c’étaient des éperviers silencieux.
Tout le long du sentier, au pied des escarpements, les fugitifs étaient arrêtés. Esther reconnut certaines des femmes qui étaient dans la chapelle. Elles étaient exténuées de fatigue et de faim, elles restaient assises sur les pierres, au bord du chemin, prostrées, le regard fixe. Les enfants étaient debout à côté d’elles, immobiles, silencieux. Quand elle passait devant eux, les filles regardaient Esther. Il y avait une drôle d’expression dans leur regard, quelque chose de sombre et de suppliant, comme si elles avaient voulu s’accrocher à elle par le regard.