Quand Esther et Elizabeth sont arrivées au lac, au pied de la haute montagne, le soleil était déjà caché par les nuages, la lumière déclinait. L’eau du lac était couleur glacée, éclairée par un névé qui la divisait comme un miroir. La plupart des fugitifs s’étaient assis au bord du lac, dans le chaos de rochers, pour se reposer. Mais les hommes et les femmes les plus valides repartaient déjà, commençaient l’ascension vers le col, tandis que les groupes de femmes et de vieillards harassés arrivaient les uns après les autres devant le lac.
Assise contre un rocher, à l’abri des rafales de vent, Esther regardait ceux qui arrivaient. Plusieurs fois, Elizabeth s’est mise debout : « Allons, il faut partir, on doit passer avant la nuit. » Mais Esther guettait le chemin, comme la veille, quand elle attendait son père. Mais ce n’était pas lui qu’elle voulait voir arriver. C’était le vieux Reb Eïzik Salanter, celui qui avait chanté et lu le livre dans la chapelle. Elle ne voulait pas partir sans lui. Comme sa mère s’impatientait encore, elle dit : « S’il te plaît ! Attendons encore un peu. » Sur la paroi rocheuse, devant eux, le nuage s’ourla, montrant un instant la ligne sombre du chemin qui se confondait avec un ravin, entre deux pitons aigus, puis il ressouda ses bords.
Déjà le tonnerre grondait au fond de ses cavernes. Elizabeth était pâle, nerveuse. Elle marchait au bord du lac, revenait en arrière. Les fugitifs partaient les uns après les autres. Seules restaient les femmes âgées, et quelques-unes avec de très jeunes enfants. En s’approchant de l’une d’elles, une jeune Polonaise aux cheveux roux serrés dans un châle noir, Esther vit qu’elle pleurait sans bruit, appuyée sur un rocher. Esther lui toucha l’épaule. Elle aurait voulu lui parler, l’encourager, mais elle ne savait rien dire dans sa langue. Alors elle prit un peu de pain et de fromage dans le sac à provisions et elle les lui tendit. La jeune femme la regarda sans sourire, et elle se mit à manger aussitôt, toujours courbée sur son rocher.
Enfin, un groupe de fugitifs apparut devant le lac. Esther reconnut Eïzik Salanter et sa famille. Appuyé sur son bâton, le vieil homme marchait avec difficulté sur le chemin de pierres. Les rafales de vent gonflaient son caftan et faisaient flotter sa barbe grise et ses cheveux. En le voyant, Esther comprit aussitôt qu’il était à bout de forces. Il s’assit au bord du lac, et les femmes et les hommes qui l’accompagnaient l’aidèrent à s’allonger sur la terre. Son visage tourné vers le ciel était devenu très blanc, déformé par l’angoisse. Esther, en s’approchant, entendit son souffle perdu qui sifflait. Cela, elle ne pouvait le supporter. Elle s’éloigna, et elle se réfugia dans les bras de sa mère. « Je veux m’en aller, maintenant », dit-elle à voix basse. Mais c’était Elizabeth à présent qui ne pouvait détacher son regard du vieil homme étendu sur le sol.
La lumière du ciel vacillait, devenait bizarrement rouge. Les grondements du tonnerre se rapprochaient. L’orage tournoyait, grands nuages obscurs qui se déchiraient contre les montagnes, se refermaient plus loin, glissaient comme des fumées entre les cimes neigeuses. L’homme qui accompagnait Reb Eïzik Salanter soudain se leva et se tourna vers Esther et Elizabeth. Il dit seulement, presque sans élever la voix, comme si c’étaient des politesses : « Le rabbi ne peut pas marcher, il doit rester se reposer. Partez. » Il dit cela aussi dans sa langue, aux femmes qui étaient avec lui. Alors, docilement, toutes, elles ramassèrent leurs paquets et leurs valises, et elles commencèrent à marcher vers le col.
Avant d’entrer dans le ravin qui s’enfonçait dans la montagne, et de disparaître dans les nuages, Esther s’arrêta pour regarder une dernière fois Eïzik et son compagnon, immobiles au bord du lac glacé. Cela faisait deux taches noires au milieu des rochers.
Le chemin montait en lacets entre les pitons. On ne voyait pas la fin. Les nuages noirs chargés d’éclairs étaient directement au-dessus d’Esther et de sa mère. Cela faisait peur, mais c’était si beau qu’Esther voulait monter encore plus haut, plus près des nuages. Les taches de brume rougeoyaient, glissaient, se déchiraient sur les aiguilles de pierre, coulaient le long des ravins comme des ruisseaux immatériels. Sous Esther et Elizabeth, tout avait disparu. Les femmes et les autres fugitifs étaient invisibles. On flottait entre ciel et terre et, pour la première fois, Esther pouvait imaginer ce que ressentent les oiseaux. Mais il n’y avait plus d’oiseaux ici, plus personne. On était dans un monde où ne vivent que les nuages, les traînées de nuages, et la foudre.
Mario avait parlé quelquefois de la foudre qui tue les bergers sous les arbres, ou dans leurs cabanes de pierres. Il disait à Esther que ceux qui entraient dans la zone de mort, juste avant d’être frappés par la foudre, entendaient un bruit bizarre, comme un drôle de bourdonnement d’abeilles qui venait de tous les côtés à la fois, et qui tournait dans leur tête et les rendait fous. Maintenant, le cœur battant, c’était ce bruit qu’Esther guettait, tandis qu’elle montait le long du chemin de pierres.
Plus haut, une pluie fine commença à tomber. Sur la droite, accroché au flanc de la montagne, il y avait un blockhaus. Des femmes et des hommes s’étaient réfugiés là, accablés de fatigue et transis de froid. On voyait leurs silhouettes à l’entrée de cet abri sinistre. Mais Elizabeth dit : « Il ne faut surtout pas s’arrêter ici, il faut être de l’autre côté de la frontière avant la nuit. » Elles continuaient à marcher, à bout de souffle, sans penser à rien. La brume les enveloppait à tel point qu’elles croyaient être les seules à avoir marché si loin.
Soudain, le ciel s’ouvrit et montra un grand morceau de ciel bleu. Esther et Elizabeth s’arrêtèrent, émerveillées. Elles étaient parvenues au col. Maintenant Esther se souvenait de ce que racontaient les enfants, au village, cette fenêtre qui s’était ouverte dans le ciel, quand la statue de la Vierge avait fui à travers la montagne. C’était ici, cette fenêtre par laquelle on voyait l’autre côté du monde.
Dans le chaos de rochers, entre les sommets, la lumière du soleil brillait sur la neige fraîche. Le vent était glacé, mais Esther ne le sentait plus. Au milieu des rochers, les fugitifs étaient assis pour se reposer, femmes, vieillards, enfants. Ils ne se parlaient pas. Emmitouflés, le dos tourné sous le vent, ils regardaient autour d’eux les cimes qui semblaient glisser sous les nuages. Ils regardaient surtout l’autre côté, l’Italie, la pente tachée de neige, les ravins voilés, et la grande vallée déjà dans l’ombre de la nuit. Bientôt, tout serait obscur, mais à présent, ça n’avait plus d’importance. Ils étaient passés, ils avaient réussi à franchir le mur, l’obstacle qui leur faisait peur, ils étaient venus à bout des dangers, du brouillard, de la foudre.
Au-dessous d’eux, à l’endroit même d’où ils venaient, les lueurs rouges vacillaient dans l’épaisseur des nuages, le tonnerre grondait comme une canonnade. Le soleil s’éteignit, le ciel se referma, la pluie recommença à tomber. Elle était drue et froide, elle piquait le visage et les mains, les gouttes s’accrochaient à la toison du mouton, sur la poitrine d’Esther. Elle a ramassé la valise, Elizabeth a chargé le sac de toile sur son épaule. Les autres fugitifs s’étaient relevés, et dans l’ordre même qu’ils avaient suivi pour monter jusqu’au col, hommes et jeunes gens en tête, femmes, vieillards et enfants ensuite, par petits groupes silencieux, ils ont commencé la descente vers le fond de la vallée déjà dans la nuit, d’où montaient quelques fumées blanches, les villages oubliés de la Stura, où ils croyaient qu’ils trouveraient leur salut.