Festiona, 1944
C’était le temps très long de l’hiver. L’écharpe de fumée traînait sur les lauzes des toits, à Festiona. Il faisait froid l’après-midi. Le soleil se couchait tôt derrière les montagnes, la vallée de la Stura était un lac d’ombre. Esther aimait bien cette ombre, elle ne savait pas pourquoi. Cette fumée qui sortait des toits, qui flottait le long des ruelles, qui entourait la pension Passagieri, la fumée qui noyait les arbres, qui effaçait les jardins. Alors, elle marchait le long des ruelles désertes, en écoutant le bruit de ses galoches qui troublait à peine le silence cotonneux. Il y avait toujours des chiens qui aboyaient.
Tout l’hiver, à Festiona, elle était seule, seule avec Elizabeth. Toutes les deux, elles travaillaient à la pension Passagieri, en échange de la nourriture et d’une chambre au premier étage, sous les toits, avec une porte-fenêtre qui donnait sur le balcon, du côté de l’église. Sur le clocher, la pendule arrêtée marquait interminablement quatre heures moins dix.
Elizabeth, debout sur le balcon, suspendant les draps, le linge. Elle mettait un chandail par-dessus sa robe-tablier, ses mains et ses joues étaient rouges comme celles d’une paysanne. Laver le sol de la cuisine au savon et à la brosse, brûler les ordures à l’aube dans la cour, éplucher les légumes, donner à manger aux lapins qui servaient à l’ordinaire du restaurant. Mais elle n’avait jamais voulu les tuer. C’était Angela, la maîtresse de la maison (on disait aussi qu’elle était la maîtresse de M. Passagieri) qui se chargeait de la sale besogne, et elle le faisait sans histoires, le coup sur la nuque et la peau retournée, le corps sanguinolent pendu par les pieds. La première fois qu’elle l’avait vu, Esther était partie en courant à travers les herbes, jusqu’au grand fleuve. « Je veux retourner à Saint-Martin, je ne veux plus rester ici, il ne nous retrouvera jamais ici ! » Elizabeth avait couru derrière elle dans les broussailles, elle l’avait rattrapée au bord du fleuve, à bout de souffle, les genoux écorchés par les ronces, elle avait d’abord giflé Esther, puis elle l’avait serrée contre elle, c’était la première fois qu’elle la frappait. « Ne t’en va pas, mon cœur, mon étoile, reste avec moi, sinon j’en mourrai. » Esther alors la haïssait, comme si c’était elle qui avait voulu tout cela, qui avait mis ces montagnes glacées entre elle et son père, pour la briser.
La pension Passagieri n’avait pas beaucoup de clients. C’était la guerre. Il y avait quelques commis-voyageurs sur la route de Vinadio, comme égarés, et trois ou quatre paysans du village d’en dessous, veufs, ou trop vieux pour rester chez eux dans leur cuisine. Ils parlaient dans la salle du restaurant, les coudes appuyés sur la toile cirée. Pour aider, Esther apportait les assiettes, la soupe, la polente, le vin. Ils parlaient dans leur langue chantante, ils disaient, « wagazza », avec une drôle de façon de prononcer les « r », comme en anglais. Ils ne riaient pas, mais Esther les aimait bien, ils étaient si élégants, discrets.
Quand Angela allait acheter les provisions, c’était Esther qui l’accompagnait. Angela ne parlait pas beaucoup. Elle attendait à l’entrée de la ferme qu’on lui apporte le lait, les légumes, les œufs, parfois un lapin vivant qu’elle portait par les oreilles. Son ulcère allait mal, elle boitait, elle ne pouvait plus mettre de bas. Esther regardait avec crainte cette plaie qui attirait les mouches, au début elle avait pensé que ça allait bien avec une tueuse de lapins. Mais Angela était, sous son apparence rébarbative, pleine de gentillesse et de générosité. Elle disait à Esther « figlia mia ». Elle avait un regard d’un bleu très vif. C’était comme son aïeule qu’elle n’avait jamais connue.
À Festiona, il n’y avait pas de temps, pas de mouvement, il n’y avait que les maisons grises aux toits de lauzes où traînait la fumée, les jardins silencieux, la brume du matin que le soleil faisait fondre, et qui revenait l’après-midi, qui envahissait la grande vallée.
Esther écoutait les bruits, le soir, dans la petite chambre, en attendant qu’Elizabeth revienne du travail. Elle frissonnait. Les voix des chiens qui se répondaient. Le bruit des galoches des pensionnaires de l’asile d’enfants, qui allaient et revenaient de l’église. Un ronronnement de prières, par moments. Elizabeth avait pensé inscrire Esther à l’école, là, dans l’asile. Mais la jeune fille avait refusé, sans cris, sans larmes. « Jamais je n’irai là. » L’asile était une grande maison sombre à un étage, aux volets fermés dès quatre heures, qui abritait une douzaine d’orphelins de guerre et quelques cas difficiles placés là par leurs parents. Garçons et filles étaient vêtus de tabliers gris, ils étaient pâles, maladifs, avec un regard en dessous. Ils ne sortaient jamais de l’asile, sauf pour aller à l’église le matin et le soir, et le dimanche, pour une promenade en rangs, jusqu’à la rivière, encadrés par les bonnes sœurs et par un grand homme vêtu de noir qui servait d’appariteur. Esther avait si peur d’eux qu’elle se cachait dès qu’elle entendait le bruit de leurs pas résonner sur la place et dans les ruelles.
Le soir, Elizabeth faisait travailler Esther, dans la chambre éclairée par une lampe à huile. Les carreaux de la porte-fenêtre étaient bouchés avec du papier bleu, à cause des bombardements. Quelquefois on entendait le bruit des avions, très haut, dans la nuit. Un grondement aigu qui venait de tous les côtés à la fois, qui emballait le cœur. Esther se serrait contre sa mère, elle appuyait sa tête contre sa poitrine. Les mains d’Elizabeth étaient froides, gercées par l’eau des lavages. « Ce n’est rien, maman, ils s’en vont. »
Quelquefois aussi, on entendait des coups de feu dans la nuit, qui résonnaient dans toute la vallée. C’étaient les partisans. Brao disait qu’ils s’appelaient Giustizia e Libertà, ils descendaient des montagnes pour attaquer les Allemands, du côté de Démonté, ou bien en descendant la Stura, là où le pont traverse la gorge vers Borgo San Dalmazzo.
Brao était un garçon de quinze ans, il avait été mis comme pensionnaire à l’asile des enfants, il était un des cas difficiles. Il s’était sauvé plusieurs fois de chez lui, il chapardait dans les fermes. Il était si mince et frêle qu’on aurait dit un enfant de douze ans, mais Esther le trouvait drôle. Il se sauvait à l’heure d’aller à l’église, il venait voir Esther dans la cour de la pension. Il parlait un peu en français, et beaucoup par signes. Elizabeth ne voulait pas qu’elle le voie. Elle ne voulait pas qu’Esther parle à quiconque, elle avait peur de tout, même de ceux qui étaient gentils. Elle disait que Brao était un voyou.
Esther aimait bien marcher avec Brao, dans les champs, à la lisière du village. Le matin, Brao s’échappait, et ensemble ils allaient à travers champs. La vallée brillait au soleil. Brao connaissait tous les chemins, tous les raccourcis, et aussi les pistes des animaux, des lapins de garenne, les cachettes des faisans, les endroits entre les roseaux d’où on pouvait guetter les hérons et les canards sauvages. Esther se souvenait de Mario, comme il marchait dans les grands champs d’herbes, à Saint-Martin, à la chasse aux vipères. Cela lui semblait loin, maintenant, comme dans un autre pays, comme dans une autre vie.
Avec Brao, elle allait marcher dans le lit de la rivière, du côté de Ruà. Au printemps, à la fonte des neiges, la Stura était une rivière immense, qui coulait d’un bord à l’autre en charriant de la boue, des troncs, des mottes d’herbes arrachées aux rives. Il y avait le bruit surtout, qui étourdissait, donnait le vertige. La nappe d’eau descendait, blanche de tourbillons, elle emportait tout. Esther rêvait qu’elle descendait la rivière sur un radeau de branches et d’herbes, jusqu’à la mer, et plus loin encore, de l’autre côté du monde. Brao disait que si on se laissait emporter par la rivière, on arriverait jusqu’à Venise. Il montrait l’est, au-delà des montagnes, et Esther ne pouvait pas comprendre comment cette eau voyageait si loin sans se perdre.