Dans le lit de la Stura, il y avait des îles. Les arbres avaient poussé, les herbes étaient hautes. La rivière se séparait en plusieurs bras, formait des baies, des caps, des péninsules. Il y avait des lacs d’azur. Sur les plages marchaient lourdement les corbeaux, puis ils s’envolaient quand on s’approchait, en poussant des cris âpres qui donnaient le frisson. Là, dans le lit de la rivière, tout était bien. Esther pouvait rester des heures, pendant que Brao cherchait des écrevisses. Il y avait toutes sortes de cachettes.
Là, Esther pensait à son père. C’était comme s’il était tout près, quelque part dans la montagne, dans la Costa dell’Arp, ou dans la Pissousa. De là-haut, il pouvait la voir. Il ne pouvait pas descendre, parce que le moment n’était pas encore venu, mais il la regardait. Esther sentait son regard sur elle, c’était doux et fort, une caresse, un souffle, ça se mêlait au vent dans les arbres, au froissement régulier de l’eau sur les plages de galets, même aux cris des corbeaux.
« Si tu pouvais voler comme cet oiseau, tu y serais ce soir même. » Alors Esther était avec lui, à Saint-Martin, elle tenait sa main, elle était dans son ombre, il était si grand, il faisait écran contre la lumière du soleil de l’été.
L’hiver, puis le printemps, tout était si lent, si long, comme quand on est très loin au fond d’une grotte et qu’on regarde vers la lumière. C’était à cause de ce qui était arrivé, là-bas, à Borgo San Dalmazzo. Elizabeth savait, mais elle n’en parlait jamais. Seulement, une fois, parce qu’Esther était partie avec Brao sur la route, là où la rivière est si large, avec tous ses bras et toutes ses îles, et qu’on ne voit presque plus les montagnes, Elizabeth était partie à sa recherche.
Esther l’avait rencontrée dans Ruà, à la nuit tombante, vêtue de sa robe-tablier à fleurs et chaussée de ses galoches, les cheveux cachés dans un foulard noir comme une paysanne. Elizabeth l’avait serrée contre elle, elle était glacée. C’était la première fois qu’Esther se rendait compte que sa mère était si fragile, comme si elle avait vieilli d’un coup. Elle avait honte, elle était en colère. « Pourquoi tu ne me laisses pas faire ce que je veux ? J’en ai assez, je veux qu’on s’en aille d’ici, il ne nous retrouvera jamais ici. » Elle ne voulait plus dire « papa », elle ne voulait plus penser à ce mot, plus croire à ce nom. Elle suffoquait, ses yeux étaient pleins de larmes. C’était étrange. Le brouillard passait sur les champs, s’accrochait aux ruelles, montait du lit de la rivière avec la nuit. Elizabeth serrait Esther, elles marchaient lentement, la tête un peu baissée, avec toutes ces gouttes de brouillard qui s’accrochaient à leur visage.
« Ils ont emmené tous ces gens, Hélène, tu comprends ? » Elizabeth parlait lentement, c’était pour cela que ses mains étaient glacées. Les mots étaient lents, et calmes, glacés aussi. « Ils les ont tous pris sur la route, à Borgo San Dalmazzo. Ils les ont tous emmenés, même les vieilles femmes et les petits enfants. Ils les ont mis dans leur train, ils ne reviendront jamais. Ils vont tous mourir. »
Après cela, chaque fois qu’Esther entendait le nom de Borgo San Dalmazzo, elle pensait au brouillard qui montait de la rivière, qui effaçait tout, les visages et les corps, qui noyait les noms.
Dans les bâtiments de la gare, ils avaient attendu. Les soldats allemands les avaient capturés facilement, à l’entrée de Borgo San Dalmazzo. Ils étaient épuisés de fatigue, de faim, de sommeil. Il y avait des jours qu’ils marchaient sur les sentiers rocailleux, sans abri. Quand ils avaient descendu la vallée étroite, ils avaient vu d’abord l’église d’Entracque, les toits du village, et ils s’étaient arrêtés, le cœur battant. Les enfants regardaient avec émerveillement. Ils pensaient qu’ils étaient arrivés, qu’il n’y avait plus rien à craindre, que la guerre était finie. La vallée brillait dans l’air du matin, il y avait déjà les couleurs de l’automne, un automne triomphant, enivrant presque. Au loin, il y avait un bruit de cloches, qui arrivait par bouffées, on voyait briller les vols de pigeons au-dessus des toits. C’était comme une fête.
Ils s’étaient remis en marche, ils avaient traversé le village. Les chiens aboyaient sur leur passage, les suivaient en courant le long des talus. Les enfants se serraient contre leurs mères. Sur le pas des portes, les villageois les regardaient passer. C’étaient des gens âgés pour la plupart, des paysannes, des vieilles habillées en noir. Ils regardaient sans rien dire, les yeux plissés à cause du soleil. Mais il n’y avait pas d’hostilité, ni de crainte. Tandis qu’ils traversaient, des femmes avaient marché vers eux, leur avaient tendu du pain, du fromage frais, des figues, elles avaient dit quelques mots dans leur langue.
La troupe avait descendu la vallée, jusqu’à Valdieri, ils étaient passés au large, en suivant la rivière Gesso. Les enfants regardaient avec étonnement les hautes façades éclairées par le soleil, le bulbe de l’église, la flèche haute comme un phare. Il y avait aussi les vols des pigeons basculant dans le ciel, autour des coupoles, le son des cloches. Les fumées qui montaient, portant l’odeur des repas, les feux d’herbes sèches dans les champs. Le bruit de l’eau courant sur les galets de la rivière, un froissement doux qui parlait d’avenir. Ils allaient vers le train, ils voyageraient vers Gênes, vers Livourne, jusqu’à Rome peut-être, ils prendraient le bateau d’Angelo Donati. Il n’y avait plus de guerre. On pouvait aller partout, on pouvait commencer une vie nouvelle.
Quand le soleil était au zénith, ils se sont arrêtés au bord de la rivière pour se reposer. Les femmes ont partagé les provisions, le pain dur de Saint-Martin, et le pain frais, le fromage et les figues que les villageoises leur avaient donné au passage, à Entracque, à Valdieri.
Alors cela leur semblait peut-être une promenade, un simple pique-nique à la campagne, malgré les valises et les paquets, malgré les blessures aux pieds, la souffrance et la fièvre qui brûlait les yeux des enfants. La rivière brillait au soleil, il y avait des moucherons en suspens dans l’air, des oiseaux dans les arbres.
Ils s’étaient assis sur les plages de galets pour manger. Ils écoutaient la musique de liberté de la rivière. Les enfants avaient commencé à jouer, à courir le long des rivages. Ils fabriquaient des bateaux avec des bouts de bois. Les hommes étaient assis, ils fumaient et ils parlaient. Ils parlaient de ce qu’ils feraient, là-bas, de l’autre côté des montagnes, à Gênes, à Livourne. Certains parlaient même de Venise, de Trieste, et de la mer qu’ils allaient traverser, jusqu’à Eretz Israël.
Ils parlaient de leur terre, d’une ferme, d’une vallée. Ils parlaient de la ville de lumière, étincelante avec ses dômes et ses minarets, là où se trouvait la fondation du peuple juif. Peut-être qu’ils rêvaient qu’ils étaient déjà arrivés, et que les dômes et les tours de Valdieri étaient aux portes de Jérusalem.
Ils sont repartis assez vite, parce que la nuit venait déjà au fond de la vallée. À l’entrée de Borgo San Dalmazzo, sur la route de la gare, les soldats de la Wehrmacht les ont capturés. Tout s’est passé très vite, sans qu’ils aient compris vraiment ce qui leur arrivait. Devant eux les soldats habillés de manteaux verts étaient au bout de la longue rue étroite et froide. Derrière eux, les camions roulaient lentement, avec leurs phares allumés, et les poussaient comme un troupeau. Ils sont arrivés ainsi jusqu’à la gare. Là, les soldats les ont fait entrer dans une grande bâtisse, à droite de la gare. Ils sont entrés tous, les uns après les autres, jusqu’à ce que les grandes salles soient pleines. Alors les Allemands ont fermé les portes.