Le lendemain matin, de bonne heure, Esther est partie vers le Coletto. Elle a commencé à marcher sur la route de terre. La montagne était haute devant elle, couverte de mélèzes rouillés par l’automne. Tout de suite après les dernières maisons de Festiona, la route montait en lacets.
Il y avait maintenant un an, Esther et Elizabeth avaient descendu cette même route, en arrivant de Valdieri. C’était si loin, et pourtant Esther avait l’impression qu’elle mettait ses pieds exactement sur ses traces. Il n’avait pas plu depuis le commencement de l’été. La route s’effritait, les pierres roulaient, il y avait beaucoup d’herbe sèche sur les talus. Esther coupait entre les lacets par des raccourcis à travers les broussailles. Elle montait sans regarder en arrière, en s’accrochant aux arbustes. Son cœur cognait fort dans sa poitrine, elle sentait les gouttes de sueur qui mouillaient sa robe sur son dos, qui piquaient sous ses aisselles.
Il n’y avait pas de bruit dans la forêt, seulement de temps en temps les cris des corbeaux invisibles. La montagne était belle et solitaire, le soleil du matin faisait briller les aiguilles des mélèzes, exaltait l’odeur des buissons.
Esther pensait à la liberté. Giustizia e Libertà. Brao disait qu’ils étaient là, en haut de cette montagne, qu’ils se retrouvaient près de la chapelle. Peut-être qu’elle pourrait leur parler, peut-être qu’ils savaient quelque chose, qu’ils avaient des nouvelles de Saint-Martin. Peut-être qu’elle pourrait partir avec eux, franchir les montagnes, et là-bas il y aurait Tristan, et Rachel, et Judith, et tous les gens du village, les vieux emmitouflés dans leurs caftans et les femmes vêtues de leurs longues robes, avec leurs cheveux cachés par des foulards. Il y aurait les enfants, aussi, tous les enfants en train de courir sur la place autour de la fontaine, ou bien cavalcadant le long de la rue du ruisseau, jusqu’aux champs d’herbes au bord de la rivière. Mais elle ne voulait plus penser à tout cela. Elle voulait aller plus loin, prendre le train pour Paris, aller jusqu’à l’océan, en Bretagne peut-être. Avant, elle parlait souvent de la Bretagne avec son père, il lui avait promis qu’il l’emmènerait. C’était pour cela qu’elle escaladait cette montagne, pour être libre, pour ne plus penser. Quand elle serait avec les gens de Giustizia e Libertà, elle n’aurait plus besoin de penser à rien, tout serait différent.
Un peu avant midi, Esther est arrivée au sanctuaire. La chapelle était abandonnée, la porte fermée, les fenêtres avaient des carreaux cassés. Sous le porche, il y avait des traces de feu. Des gens avaient mangé là, avaient dormi peut-être. Il restait des morceaux de carton, des brindilles sèches. Esther a grimpé jusqu’à la fontaine, au-dessus du sanctuaire, et elle a bu l’eau très froide. Puis elle s’est assise pour attendre. Son cœur battait fort. Elle avait peur. Tout était silencieux, seulement le bruit léger du vent dans les mélèzes, mais peu à peu Esther percevait d’autres bruits, des craquements dans les pierres, des frôlements dans les broussailles, ou bien le passage bref d’un insecte, un cri lointain d’oiseau dans les fourrés. Le ciel était très bleu, sans nuages, le soleil brûlait.
Tout d’un coup, Esther n’a pas pu attendre davantage. Elle a commencé à courir, comme autrefois sur la route de Roquebillière quand Gasparini l’avait emmenée voir la moisson des blés et qu’elle avait senti un vide entrer en elle, la peur de la mort. Elle a couru sur la route de Valdieri, jusqu’à la grande courbe d’où on voyait la vallée, et là, elle s’est arrêtée, à bout de souffle. Devant elle, elle pouvait tout voir, comme si elle était un oiseau.
La vallée de Valdieri était éclairée par le soleil, elle reconnaissait chaque maison, chaque sentier, jusqu’au village d’Entracque par où elle était arrivée avec Elizabeth. C’était une grande brèche par où soufflait le vent.
Alors elle s’est assise par terre, au bord de la route, et elle a regardé au loin, du côté des montagnes. Les cimes étaient aiguës, elles griffaient le ciel, leur ombre s’étendait sur les pentes rouillées jusqu’à la vallée. Tout à fait au fond, la glace brillait comme un joyau.
Il y avait un an, Esther et Elizabeth avaient franchi ces montagnes avec tous les gens qui fuyaient les Allemands. Esther se souvenait de chaque instant et, pourtant, cela lui semblait très lointain, comme dans une autre vie. Tout avait changé. Maintenant, ce qu’il y avait de l’autre côté de la montagne était devenu impossible. Peut-être qu’il ne restait rien.
Cela faisait un trou au centre d’elle, une fenêtre par où passait le vide. C’était cela qu’elle avait vu, elle s’en souvenait, quand elle s’était approchée de la montagne, avant de passer le col. Une fenêtre irréelle, où brillait le ciel. Mais c’était peut-être un rêve qu’elle avait fait, juste avant que les nuages ne se referment sur Elizabeth et sur elle et ne les enfoncent dans l’oubli, à Festiona. Alors les combattants de Giustizia e Libertà ne pouvaient plus rien, est-ce qu’on se libère des ombres ?
Le soleil descendait vers les hautes montagnes, elle sentait sur son visage la marche vers les ténèbres. Là-bas, il y avait cette montagne que les gens appelaient justement de ce nom, le mont Tenebre.
Esther s’efforçait de ne pas détacher son regard du fond de la vallée, le passage au milieu des glaces. L’ombre s’étendait lentement, recouvrait la vallée, noyait les villages. Maintenant Esther entendait les bruits de la vie, les aboiements des chiens, les tintements des cloches, même les cris des enfants. L’odeur de la fumée était apportée par le vent. C’était un jour comme un autre, en bas. Personne ne pensait à la guerre.
Au loin, la cime du Gelas semblait de plus en plus éloignée, elle flottait au-dessus de la brume, légère comme un nuage. Esther regardait, le soleil se rapprochait inévitablement des montagnes. Elle pensait à Elizabeth, en bas, à Festiona. Elle avait dû enfiler le chandail sur sa robe-tablier, à cause du froid de la nuit qui arrivait déjà. Brao devait guetter sur la place, c’était l’heure où les enfants de l’asile se préparaient à marcher vers l’église. Encore quelques minutes, Esther regardait la vallée de Valdieri, l’arête aiguë des glaciers, comme si quelqu’un allait venir, descendre des cimes et marcher jusqu’aux villages enfumés, un homme très grand qui traverserait les torrents et les champs d’herbes, le dos contre le soleil, et elle sentirait enfin son ombre sur elle.
Esther
Port d’Alon, décembre 1947
J’ai dix-sept ans. Je sais que je vais quitter ce pays, pour toujours. Je ne sais pas si j’arriverai là-bas, mais nous allons bientôt partir. Maman est assise contre moi, dans le sable, à l’abri du cabanon en ruine. Elle dort, et moi j’attends. Nous sommes enveloppées dans la couverture militaire que nous a donnée l’oncle Simon Ruben avant notre départ. C’est une couverture de l’armée américaine, dure et imperméable, à laquelle il tenait beaucoup. Simon Ruben est l’ami de maman, il est mon ami aussi. C’est lui qui s’est occupé de tout pour notre voyage. Après la guerre, quand nous sommes venues à Paris, sans mon père, Simon Ruben nous a recueillies. Il était ami avec mon père, il le connaissait bien, et c’est pour cela qu’il nous a recueillies. D’abord il nous a logées dans un garage, parce qu’il n’était pas sûr que la guerre était finie, et que les Allemands n’allaient pas revenir. Puis, quand il a compris que c’était vraiment fini, qu’il n’y avait plus de raison de se cacher, il nous a laissé la moitié d’un appartement qu’il avait dans la rue des Gravilliers, et dans l’autre moitié il y avait une vieille dame aveugle, qui s’appelait Mme d’Aleu, et c’est là que nous avons habité. Mais maintenant, il n’y a plus d’argent, et nous ne savons pas où aller. Il n’y a plus de place pour nous, nulle part. Simon Ruben a dit à maman que ce n’était pas pour l’argent, mais pour notre vie, pour qu’on oublie. Il a dit : « Est-ce qu’il ne faut pas oublier ce que la terre a recouvert ? » Il a dit cela, je m’en souviens très bien, et moi je n’avais pas compris ce qu’il voulait dire. Il tenait les mains de maman, il était penché sur la table, il avait son visage tout près de celui de maman, et il disait, il répétait : « Il faut partir pour oublier ! Il faut oublier ! » Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, ce qu’il fallait oublier, ce que la terre avait recouvert. Maintenant je sais qu’il voulait dire mon père, c’était cela qu’il disait, mon père avait été recouvert par la terre, et il fallait bien l’oublier. Je me souviens de l’oncle Simon Ruben, de sa figure vieillie et bouffie tout près de maman, elle si belle, pâle et fragile, si jeune. Je me souviens de son visage avec l’ombre de ses grands yeux aux cils très noirs. Même à moi qui étais son enfant elle me paraissait jeune et fragile comme une petite fille. Je crois qu’elle pleurait. Ici, nous sommes arrivées ici dans la pénombre de l’aube, après avoir marché dans la nuit, sous la pluie, depuis la gare de Saint-Cyr, nous avons marché en écoutant le bruit du vent dans la forêt, un bruit de souffle, le vent qui nous chassait vers la mer. Combien d’heures avons-nous marché, sans parler, à l’aveuglette, guidées par la mince lumière de la torche électrique, trempées par la pluie froide ? Par instants, la pluie cessait, on n’entendait plus le vent. Le chemin boueux sinuait à travers les collines, descendait au fond des vallées. Au point du jour, nous sommes entrées dans la forêt de pins maritimes géants, au fond d’une vallée. Les troncs des arbres étaient debout dans la lueur vague de la mer, et cela faisait battre notre cœur, comme si nous étions en train de marcher dans un pays inconnu. L’homme qui nous guidait a installé tout le monde auprès des ruines d’un cabanon, et il est reparti. Maman s’est assise par terre, dans le sable, en se plaignant de ses jambes, en reniflant un peu.