L’après-midi, quelquefois, quand le soleil déclinait, Esther allait s’asseoir avec Nora dans les plantations d’avocatiers. L’ombre des feuillages était bien fraîche, et elles restaient là un bon moment, à parler et à fumer, ou bien Esther dormait, la tête appuyée sur la hanche de Nora. La plantation était sur une hauteur, on voyait toute la vallée. Au loin, les collines sombres, du côté de Tibériades, et les taches claires des villages arabes. Plus loin encore, il y avait la frontière, là où Jacques se battait. La nuit, parfois, il y avait les éclairs des mortiers, comme des lueurs d’orage, mais on n’entendait jamais de grondement.
Nora était italienne. Elle était de Livourne, son père, sa mère et sa petite sœur avaient disparu, ils avaient été emmenés par les fascistes. Le jour où les miliciens étaient venus, elle était chez une amie, et elle avait survécu pendant la guerre en restant cachée dans une cave. « Regarde, Esther, il y a du sang partout. » Elle disait des choses étranges. Elle avait un regard perdu, un pli amer de chaque côté de la bouche. Quand elle ne portait pas les vêtements de travail, elle s’habillait de noir comme une Sicilienne. « Tu vois le sang qui brille sur les cailloux ? » Elle soulevait les pierres plates, elle s’amusait à faire apparaître les scorpions. Ils fuyaient sur la terre poudreuse entre les avocatiers, à la recherche d’un autre abri. Nora les prenait entre deux brindilles, sans leur faire de mal, elle regardait la glande à venin gonflée, le dard dressé. Elle disait qu’elle pouvait les apprivoiser, leur apprendre des tours.
Elle travaillait dans les champs de betteraves avec Esther, elle repérait tout de suite les araignées blotties sous les tiges. Elle les enlevait doucement avec une herbe, elle les déposait plus loin, pour qu’on ne leur fasse pas de mal. Dans sa chambre, elle laissait les araignées tisser leurs toiles au plafond. Ça faisait de drôles d’étoiles grises qui frémissaient dans les courants d’air. La première fois que Jacques était entré dans sa chambre, il avait eu un mouvement de répulsion. Il avait voulu balayer les toiles, mais Esther l’avait empêché : « Tu ne peux pas faire ça, ce sont ses amies. » Jacques s’était habitué. Lui aussi pensait que Nora était un peu folle. Mais ça n’avait pas d’importance. « De toute façon, disait-il il faut être un peu fou pour faire ce que nous faisons ici. »
Un jour, pendant que Nora travaillait aux champs, on avait repeint sa chambre, tout avait été passé au blanc gélatineux, du sol au plafond. Nora était enragée, elle parcourait le camp en criant, en insultant ceux qui avaient fait cela. C’était à cause des araignées, elle pleurait parce qu’on les avait chassées.
Esther et Nora avaient une cachette, au bout des bâtiments, sous le réservoir d’eau. C’était Nora qui avait trouvé la cachette, et elles se réfugiaient là, l’après-midi, quand il faisait trop chaud. Nora avait trouvé la clef qui ouvrait la porte sous le réservoir. C’était une grande salle vide, éclairée par deux meurtrières. Il n’y avait rien d’autre que des caisses, de vieux sacs de jute, du câble, des bidons vides. Il y faisait sombre et froid comme dans une grotte. Il n’y avait aucun bruit, seulement le bruit de l’eau qui coulait dans les tuyaux, des gouttes qui tombaient régulièrement, quelque part. C’était étrange, inquiétant. Sous les pierres, Nora trouvait des scorpions blancs, presque transparents. D’autres, très noirs. Elle montrait à Esther les anneaux de la queue, qui indiquaient la force de leur venin. Depuis qu’on avait passé au blanc sa chambre, elle disait que c’était là qu’elle habitait. Elle voulait faire du théâtre. Elle marchait de long en large sous le réservoir, elle disait des poèmes à haute voix. C’étaient des poèmes qui lui ressemblaient, des poèmes véhéments et tragiques, qu’elle traduisait pour Esther, des exclamations, des appels. Elle disait des poèmes de Garcia Lorca, de Maïakovski. Puis elle disait des vers en italien, des passages de Dante et de Pétrarque, des morceaux de Pavese, Viendra la mort et elle aura tes yeux. Esther l’écoutait, elle était son seul public. Nora disait : « Tu sais ce qui serait bien ? Ce serait d’amener les enfants ici, et de les écouter chanter, jouer. »
Il y avait un silence épais, comme une attente. C’était fini. Esther voulait que tout reste plein, qu’il n’y ait pas de place pour le vide de la mémoire. Elle avait recopié les poèmes de Hayyim Nahman Bialik dans son cahier noir, le même cahier que celui où Nejma avait écrit son nom, sur la route de l’exil. Elle lisait :
« Frère, frère,
aie pitié des yeux noirs au-dessous de nous,
car nous sommes fatigués, car nous partageons ta douleur.
Je n’ai pas trouvé ma lumière dans les cours de la liberté
je ne l’ai pas reçue de mon père,
je l’ai mordue dans ma propre chair,
je l’ai taillée dans mon propre cœur. »
La maison des enfants était au centre du kibboutz. C’étaient les salles de réfectoire qui servaient aussi pour l’école. Ils avaient des tables et des chaises à leur taille, mais les murs étaient nus, peints du même blanc gélatineux.
C’était plus fort qu’elle. Nora ne supportait plus d’être là-bas, seule dans le réservoir, avec le bruit de l’eau, et cette lumière aveuglante au-dehors. Elle marchait au-dehors, dans les hautes herbes qui poussaient autour du réservoir. Elle cherchait les serpents. Son visage pâle était éclairé comme un masque, au-dessus de sa robe noire. Elle croisait Esther sans la reconnaître. Elle avait disparu au fond de sa mémoire. Elle était à Livourne, les hommes de la milice avaient emmené sa sœur Vera. Elle errait comme une folle, elle criait ce nom. « Vera, Vera, je veux voir Vera tout de suite ! » Elle allait jusqu’à la maison des enfants, elle entrait dans la salle de cours, et le maître restait debout, sa phrase d’hébreu suspendue au tableau noir. Nora se mettait à genoux devant une petite fille, elle la serrait contre elle, elle l’étouffait de baisers, elle lui parlait en italien, jusqu’à ce que l’enfant effrayée fonde en larmes. Alors, d’un seul coup, Nora réalisait où elle était, elle avait honte, elle s’excusait, en français et en italien, elle ne savait aucune autre langue. Esther la prenait par le bras, et elle l’emmenait jusqu’à sa chambre, elle la couchait sur le lit, très doucement, comme une sœur. Esther s’asseyait sur le lit à côté d’elle, sans lui parler. Nora regardait droit devant elle, le mur trop blanc, puis elle s’endormait d’un coup.
Il y a eu la fête des Lumières. Tous l’attendaient. C’était la première fois, comme si tout allait être nouveau, comme si tout allait recommencer. Esther se souvenait, son père disait cela, qu’il fallait tout recommencer depuis le commencement. La terre dévastée, les ruines, les prisons, les champs maudits où les hommes étaient morts, tout était lavé par la lumière de l’hiver, le froid du matin, quand on allumait les hanoukkas, et le feu nouveau, comme une naissance. Esther se souvenait aussi des mots du Livre du Commencement, quand au troisième jour les étoiles s’étaient allumées, elle se souvenait des flammes des bougies dans l’église de Festiona.