Alors Jacques était encore avec elle. Il devait partir tout de suite après les fêtes. Mais Esther ne voulait pas entendre parler de cela. La cueillette des pamplemousses avait commencé. Jacques et Esther travaillaient côte à côte, la plantation était toute bruissante de toutes ces mains qui récoltaient les fruits. C’était un matin magnifique. Le soleil était brûlant malgré le froid de l’air. L’après-midi, ils étaient revenus dans la chambre de Nora. Ils étaient restés couchés l’un contre l’autre, leurs souffles mêlés. Jacques avait dit, simplement : « Je m’en vais tout à l’heure. » Elle avait senti les larmes remplir ses yeux. C’était le premier jour, quand on avait allumé la première hanoukka.
C’était cette nuit qu’elle n’oubliait pas. La salle du réfectoire était pleine de gens, il y avait de la musique, on buvait du vin. Les filles venaient vers Esther, elles lui disaient, en anglais : « Quand est-ce que tu te maries ? » Esther était avec Nora, pour la première fois elle était ivre. Elles buvaient toutes les deux à la même bouteille, du vin blanc. Esther a dansé sans même savoir avec qui. Elle sentait un très grand vide. Elle ne savait pas pourquoi. Ce n’était pas la première fois que Jacques s’en allait vers la frontière. C’était peut-être à cause de tout le soleil qui avait brûlé leurs visages, dans la plantation. Les cheveux et la barbe de Jacques brillaient comme de l’or.
Nora riait, puis tout d’un coup elle s’est mise à pleurer sans raison. Elle avait mal au cœur, tout ce vin et la fumée des cigarettes. Avec Elizabeth, Esther l’a accompagnée dehors, dans la nuit. Ensemble elles l’ont soutenue pendant qu’elle vomissait, puis elles l’ont aidée à marcher jusqu’à sa chambre. Elle ne voulait pas rester seule. Elle avait peur. Elle parlait de l’Italie, de Livourne, des hommes qui emmenaient sa sœur Vera. Elizabeth a mouillé un linge et l’a posé sur son front, pour la calmer. Elle s’est endormie, mais Esther ne voulait pas retourner à la fête. Elizabeth est partie se coucher. Sur le lit, à côté de Nora, à la lueur de la veilleuse, Esther a commencé à écrire une lettre. Elle ne savait pas très bien à qui elle était destinée, à Jacques, peut-être, ou bien à son père. Ou peut-être qu’elle l’écrivait pour Nejma, sur le même cahier noir qu’elle avait sorti dans la poussière du chemin, et où elles avaient écrit leurs noms.
C’était le matin, Esther a su pour la première fois qu’elle attendait un enfant. Avant même d’en avoir la preuve physique, elle l’a su, elle a ressenti ce trouble, cette pesanteur, au centre d’elle-même, quelque chose qui était arrivé et qu’elle ne pouvait pas comprendre. Une joie, c’était cela, une joie comme elle n’en avait jamais ressenti auparavant. C’était l’aube, elle avait dormi la porte ouverte pour sentir la fraîcheur de la nuit, ou peut-être à cause de l’odeur de vin et de tabac qui imprégnait la chambre, les draps. Elizabeth dormait encore, sans faire de bruit. Il était si tôt que rien ne bougeait dans le camp, à peine quelques moineaux qui voletaient entre les arbres. De temps à autre, venant de l’autre côté du kibboutz, la voix éraillée d’un coq. Tout était gris, figé.
Esther a marché jusqu’au réservoir, puis elle a continué le chemin vers la plantation d’avocatiers. Elle était en robe légère, pieds nus dans les sandales bédouines achetées au marché d’Haïfa, avec Jacques. Elle écoutait la terre crisser sous ses pas. Au fur et à mesure qu’elle avançait, le jour se levait. Maintenant, il y avait des ombres, les silhouettes des arbres se détachaient au sommet des collines. Les oiseaux s’envolaient devant elle, des bandes d’étourneaux pillards qui flottaient au-dessus des champs, glissaient vers l’étang.
Peu à peu les bruits commençaient. Esther les reconnaissait les uns après les autres. Elle pensait qu’ils étaient à elle, chacun d’eux, qu’ils étaient en elle comme les mots d’une phrase qui se déroulait d’avant en arrière, plongeant ses racines dans ses plus lointains souvenirs. Elle les connaissait, elle les avait toujours entendus. Ils étaient déjà là, quand elle était à Nice, ou bien dans la montagne, à Roquebillière, à Saint-Martin. Les grincements des oiseaux, les appels des moutons et des chèvres dans l’étable, les voix des femmes, des enfants, le ronronnement de la pompe à eau, la vibration des crépines, des éoliennes.
À un moment, sans le voir, elle a entendu le troupeau de Yohanan s’éloigner vers les pâturages, du côté du village des Druzes. Puis le cow-boy qui ouvrait la porte du corral et qui emmenait les vaches boire à l’étang.
Esther a recommencé à marcher à travers les champs. Le soleil est apparu au-dessus des collines de pierres, il éclairait le haut des arbres, il allumait des reflets rouges sur l’étang. Et en elle, il y avait ce soleil, ce point brûlant et rouge, dont elle ne savait pas le nom.
Elle a pensé à Jacques. Elle ne lui dirait pas, pas tout de suite. Elle ne voulait pas que quoi que ce soit change. Elle ne voulait pas qu’il y ait quelqu’un d’autre. Avant de partir pour la frontière, Jacques avait dit qu’ils se marieraient là-bas, quand ils seraient au Canada, qu’il étudierait à l’université. Alors Esther ne voulait pas parler d’autre chose, ni à Jacques, ni à personne. Elle ne voulait pas trop penser à l’avenir.
Elle marchait à travers les champs encore déserts. Elle allait vers les collines, très loin. Si loin qu’elle n’entendait plus les bruits des gens, ni les appels du bétail. Elle grimpait au milieu des plantations d’avocatiers. Le soleil était haut à présent, il allumait l’étang, les canaux d’irrigation. Très loin au sud, il y avait la forme voûtée du mont Carmel, au-dessus de la brume de la mer. Jamais aucun paysage n’avait donné cela à Esther. C’était si vaste, si pur, et en même temps si usé, si ancien. Esther ne le voyait pas avec ses yeux, mais avec les yeux de tous ceux qui en avaient rêvé, tous ceux dont les yeux s’étaient éteints sur cette espérance, les yeux des enfants perdus dans la vallée de la Stura, emmenés dans les wagons sans fenêtres. La baie de Haïfa, Akko, le Carmel, la ligne sombre des collines telles qu’Esther et Elizabeth l’avaient vue surgir de l’horizon, devant la proue du Sette Fratelli, il y avait déjà si longtemps.
Quelque chose grandissait en elle, gonflait au centre d’Esther, vivait en elle, elle ne le savait pas, elle ne pouvait pas le savoir. C’était si fort, elle en tremblait. Elle ne pouvait plus marcher. Elle s’est assise sur une pierre, à l’ombre d’un arbre, elle respirait lentement. Cela venait de très loin, elle était traversée. Elle se souvenait des paroles de Joël, dans la prison, à Toulon, les mots dans la langue du mystère qui se déroulaient dans sa gorge, qui emplissaient son corps. Elle aurait voulu retrouver chacun d’eux, maintenant, sur cette terre, dans la lumière du soleil. Elle se souvenait du moment où Elizabeth et elle avaient touché pour la première fois cette terre, le sable de la plage, quand elles avaient débarqué du bateau, dans leurs habits sales et humides du sel de la mer, et leurs paquets de vieux linge.
Elle a recommencé à marcher. Elle était sortie des plantations, elle avançait au milieu des broussailles. Elle était loin du kibboutz, dans le domaine des scorpions et des serpents. Et tout à coup, elle a ressenti la peur. C’était comme autrefois, sur la route près de Roquebillière, quand elle avait senti la mort posée sur son père, et que le vide s’était ouvert devant elle, et qu’elle avait couru jusqu’à perdre haleine.