« Moi, je sais ce que je voudrais faire. Je voudrais faire de la musique, comme M. Ferne, jouer du piano, chanter. Aller dans les grandes villes, à Vienne, à Paris, à Berlin, en Amérique, partout. »
Elle a allumé une autre cigarette, et pendant qu’elle parlait de cela, Esther regardait son profil, auréolé par sa chevelure rouge, lumineuse, elle regardait ses bras, ses mains aux ongles longs. Peut-être à cause de la fumée de la cigarette, à cause du soleil, Esther sentait sa tête tourner un peu. Rachel parlait des soirées à Paris, à Varsovie, à Rome, comme si elle avait vraiment connu tout cela. Quand Esther a parlé de la musique de M. Ferne, Rachel s’est mise en colère tout à coup. Elle a dit que c’était un vieil imbécile, un clochard, avec son piano dans sa cuisine. Esther n’a pas protesté, pour ne pas détruire l’image de Rachel, son profil si fin et son auréole de cheveux roux, pour rester le plus longtemps possible à côté d’elle et sentir l’odeur de sa cigarette. Mais c’était triste de l’entendre parler comme cela, et de penser au piano de M. Ferne tout seul dans la grande salle enfumée de l’hôtel Terminus, avec les carabiniers en train de boire et de jouer aux cartes. Cela faisait penser à la guerre, à la mort, à l’image qui revenait sans cesse dans l’esprit d’Esther, son père qui marchait dans les grands champs d’herbes, loin du village, qui disparaissait, comme s’il n’allait jamais revenir.
Quand Rachel a eu fini sa cigarette anglaise, elle a jeté le bout dans le fond de la vallée, et elle s’est levée, en essuyant ses fesses avec les mains. Ensemble, sans parler, elles sont retournées vers le village où les cheminées fumaient pour le repas du midi.
On était déjà en août. Chaque soir, à présent, le ciel se remplissait de gros nuages blancs ou gris, qui montaient en dessinant des formes fantastiques. Depuis plusieurs jours, le père d’Esther partait tôt le matin, vêtu de son complet-veston de flanelle grise, un petit cartable d’écolier à la main, celui-là même qu’il prenait autrefois pour aller enseigner l’histoire-géo au lycée, à Nice. Esther regardait avec anxiété son visage tendu, sombre. Il ouvrait la porte de l’appartement, en contrebas de la ruelle encore dans l’ombre, et il se retournait pour embrasser sa fille. Esther un jour lui a demandé : « Où est-ce que tu vas ? » Il a répondu, presque sèchement : « Je vais voir des gens. » Puis il a ajouté : « Ne me pose pas de questions, Estrellita. Il ne faut pas parler de cela, jamais, tu comprends ? » Esther savait qu’il allait aider les Juifs à passer les montagnes, mais elle n’a rien demandé. Pour cela, l’été semblait terrifiant malgré la beauté du ciel bleu, malgré les champs d’herbes si grands, malgré le chant des criquets et le bruit de l’eau sur les pierres des torrents. Esther ne pouvait pas rester une minute en place dans l’appartement. Sur le visage de sa mère, elle lisait sa propre inquiétude, le silence, le poids de l’attente. Alors, aussitôt qu’elle avait bu le bol de lait chaud du petit déjeuner elle ouvrait la porte de l’appartement, elle montait l’escalier vers la rue. Elle était dehors quand elle entendait la voix de sa mère qui disait : « Hélène ? Tu sors déjà ? » Jamais sa mère ne l’appelait Esther quand on pouvait l’entendre du dehors. Un soir, dans son lit, dans la chambre obscure, Esther avait entendu sa mère se plaindre de ce qu’Esther passait son temps à vagabonder, et son père avait seulement répondu : « Laisse-la, ce sont peut-être les derniers jours… » Depuis, ces mots étaient restés dans son esprit : les derniers jours… C’étaient eux qui l’attiraient au-dehors, irrésistiblement. C’étaient eux qui faisaient le ciel si bleu, le soleil si éclatant, les montagnes et les champs d’herbes si envoûtants, si dévorants. Depuis l’aube, Esther guettait la lumière à travers les interstices du carton bouchant la fenêtre du soupirail, elle attendait les cris brefs des oiseaux qui l’appelleraient, le pépiement des moineaux, les cris aigus des martinets, qui l’inviteraient au-dehors. Quand elle pouvait enfin ouvrir la porte et sortir dans l’air frais de la rue, avec le ruisseau glacé qui courait au centre des pavés, elle ressentait une impression extraordinaire de liberté, un bonheur sans limites. Elle pouvait aller jusqu’aux dernières maisons du village, voir l’étendue de la vallée, immense encore dans la brume du matin, et les mots de son père s’effaçaient. Alors elle se mettait à courir à travers le grand champ d’herbes, au-dessus de la rivière, sans prendre garde aux vipères, et elle arrivait à l’endroit où le chemin partait vers la haute montagne. C’était là que son père s’en allait, chaque matin, vers l’inconnu. Les yeux éblouis par la lumière du matin, elle cherchait à apercevoir les plus hautes cimes, la forêt des mélèzes, les gorges, les ravins dangereux. En bas, au fond de la vallée, elle entendait les voix des enfants dans la rivière. Ils s’amusaient à pêcher les écrevisses, dans l’eau froide jusqu’à mi-cuisses, enfoncés dans les creux sablonneux du torrent. Esther entendait distinctement les rires des filles, leurs appels stridents : « Maryse ! Maryse !.. » Elle continuait à avancer dans le champ d’herbes, jusqu’à ce que les voix et les rires s’amenuisent, disparaissent. De l’autre côté de la vallée, il y avait la pente sombre de la montagne, les éboulis de pierres rouges semés de buissons d’épines. Dans le champ d’herbes, déjà, le soleil brûlait, et Esther sentait la sueur couler sur son visage, sous ses bras. Plus loin, à l’abri de quelques blocs de rochers, il n’y avait pas de vent, pas un souffle, pas un bruit. C’était ce silence qu’Esther venait chercher. Quand il n’y avait plus un seul bruit d’homme, seulement les crissements aigus des insectes, et de temps à autre le cri bref d’une alouette, et la vibration des herbes, Esther se sentait bien. Elle écoutait son cœur battre à grands coups lents, elle écoutait même le bruit de l’air qui sortait de ses narines. Elle ne savait pas pourquoi elle voulait ce silence. Simplement, c’était bien, c’était nécessaire. Alors, petit à petit, la peur s’en allait. La lumière du soleil, le ciel où les nuages commençaient à gonfler, et les grands champs d’herbes où les mouches et les abeilles restaient suspendues dans la lumière, les murailles sombres des montagnes et des forêts, tout cela pouvait continuer, encore, encore. Ce n’était pas déjà le dernier jour, elle le savait alors, tout cela pouvait encore rester, encore continuer, personne n’allait l’arrêter.
Esther, un jour, avait voulu montrer cet endroit, ce secret, à quelqu’un. Elle avait conduit Gasparini à travers les herbes, jusqu’aux blocs de rocher. Heureusement, Gasparini n’avait pas parlé des vipères, peut-être pour montrer qu’il n’avait pas peur. Mais quand ils étaient arrivés près des éboulis, Gasparini avait dit, très vite : « Ce n’est pas bien ici, moi je redescends. » Et il était reparti en courant. Mais Esther n’était pas fâchée. Elle était simplement étonnée d’avoir compris pourquoi le garçon s’était sauvé si vite. Lui, il n’avait pas besoin de savoir que tout cela allait durer, que tout cela devait continuer jour après jour, pendant des années et des siècles, et que personne ne pourrait l’arrêter.
Ce n’étaient pas les champs d’herbes à vipères qui faisaient peur à Esther. Ce qui l’effrayait, c’étaient les moissons. Les champs de blé étaient comme les arbres qui perdent leurs feuilles. Une fois, Esther était retournée vers les moissons, là où elle était allée avec Gasparini, en bas de la vallée, du côté de Roquebillière.
Maintenant, les champs étaient presque entièrement fauchés. La ligne des hommes armés de leurs grandes lames étincelantes s’était disjointe, il n’y avait plus que quelques groupes isolés. Ils fauchaient en haut des champs, à flanc de colline, sur les restanques étroites. Les enfants liaient les dernières gerbes. Les femmes et les enfants pauvres erraient dans les chaumes, mais leurs sacs restaient vides.