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J’ai quand même voulu voir l’endroit où mon père était mort, à Berthemont. Tôt le lendemain matin, j’ai pris l’autocar jusqu’à l’embranchement de la route, et j’ai marché jusqu’au fond de la vallée, jusqu’au vieil hôtel abandonné, là où étaient autrefois les Thermes. J’ai suivi l’escalier au-dessus du torrent soufré, puis le sentier qui grimpe vers la montagne. Le ciel était magnifique. J’ai pensé que Philip et Michel auraient aimé voir cela, la lumière du matin qui brillait sur les pentes d’herbes, sur les rochers. De l’autre côté de la vallée de la Vésubie, les hautes montagnes bleues semblaient légères comme des nuages.

Il y avait si longtemps que je n’avais pas écouté ce silence, goûté cette paix. J’ai pensé à la mer, telle que je l’avais vue un matin, en sortant ma tête de la cale du Sette Fratelli, il y a si longtemps que cela semble une légende. J’ai imaginé mon père sur ce bateau, à l’instant où le soleil frôle le bord du monde et illumine les crêtes des vagues. C’était comme cela qu’il parlait de Jérusalem, de la ville lumière, comme d’un nuage ou un mirage au-dessus de la terre nouvelle. Où est cette ville ? Existe-t-elle vraiment ?

Je me suis arrêtée sur le bord de la montagne, à l’endroit où commencent les grands champs d’herbes où Mario cherchait les vipères, où j’ai rêvé de voir marcher mon père. Le soleil frappait fort, il brillait au centre du ciel, il ramassait les ombres en tas. La vallée était encore dans l’ombre brumeuse du matin, il n’y avait aucune forme humaine, aucune maison, aucun bruit. La pente d’herbes montait vers le ciel, comme à l’infini. La seule trace, le chemin.

J’ai compris que c’était là qu’ils étaient passés, mon père en tête, les fugitifs derrière lui, à la file indienne, femmes enveloppées dans leurs châles, enfants plaintifs ou insouciants, et les hommes derrière, portant les valises, les sacs de vivres, les couvertures de laine. Le cœur battant, j’ai continué à monter à travers les hautes herbes. C’était la fin de l’été, comme il y a quarante ans, je m’en souviens très bien : le ciel immense, bleu, comme si on voyait le fond de l’espace. L’odeur des herbes brûlées, les bruits stridents des criquets. Au-dessus des vallées sombres, les milans qui tournoyaient en poussant leurs gémissements. J’ai le cœur qui bat parce que je vais vers la vérité. Tout cela est encore là, je n’ai pas oublié, c’était hier, quand nous marchions, ma mère et moi, sur le chemin de pierres aiguës, vers le fond de la vallée, vers l’Italie, à travers les nuages d’orage. Les femmes étaient assises au bord du chemin, leurs paquets posés à côté d’elles, leur regard vide, fixe. Ici l’herbe enivre, à la manière d’un parfum capiteux, peut-être que les fermiers du village l’ont fauchée et qu’elle a commencé à fermenter. La sueur coule sur mon visage, dans mon dos, tandis que je marche le long du sentier, vers le haut de la pente d’herbes. Maintenant, je suis dans une prairie immense qui va jusqu’aux rochers des sommets. Je suis si haut que je n’aperçois plus le fond de la vallée. Le soleil est redescendu vers les montagnes bleues, sur l’autre versant. Les nuages sont gonflés, magnifiques, j’entends quelque part le grondement du tonnerre.

Devant moi, il y a les cabanes des bergers. Ce sont des huttes de pierre sèche, sans âge. Peut-être qu’elles étaient déjà ici avant que les hommes ne construisent leurs villes, leurs temples et leurs citadelles. Au fur et à mesure que j’approche des cabanes, je sens comme un frisson au fond de moi, qui grandit, malgré la chaleur du soleil et l’odeur enivrante des hautes herbes qui fermentent. Tout d’un coup, je le sais, j’en suis sûre. C’est ici. Ils étaient cachés ici, dans les cabanes de pierre. Quand les fugitifs sont arrivés dans la plaine, les tueurs sont sortis, leur mitraillette à la hanche, quelqu’un a crié, en français : « Fuyez ! Vite, vite, fuyez ! Partez, on ne vous fera aucun mal ! » C’est un homme de la Gestapo qui a crié cela, il était vêtu d’un complet-veston gris élégant, coiffé d’un feutre. À travers les hautes herbes, les femmes et les enfants ont commencé à courir, les vieilles femmes, les hommes, pareils à des bêtes affolées. Alors les S.S. ont appuyé sur la détente, et les mitraillettes ont balayé le champ d’herbes, couchant les corps les uns sur les autres, et les cris aigus de la peur se noient dans le sang. D’autres sont encore vivants, des hommes cherchent à fuir vers le bas de la pente, le long du sentier par lequel ils sont montés, mais les balles les frappent dans le dos. Les paquets, les valises, les sacs de farine sont tombés dans les herbes, il y a des vêtements éparpillés, comme pour un jeu, des chaussures. Les soldats ont laissé les bagages. Ils ont tiré les corps par les jambes jusqu’aux cabanes de bergers, et ils les ont abandonnés là, à la lumière du soleil.

Le soir, la pluie a commencé à tomber sur la pente d’herbes, sur les cabanes de pierre. Le sentier descend à travers les hautes herbes, vers la vallée pleine d’ombres, comme autrefois, quand les lames coupantes étaient à la hauteur de mes lèvres, et que je ne savais plus où j’étais. Plus personne ne vient ici. Peut-être, à la fin de l’été, les troupeaux de moutons conduits par un vieux sourd qui parle en sifflant avec son chien, qui s’assoit sur une pierre pour regarder glisser les nuages.

J’ai descendu la montagne, presque en courant, à travers les hautes herbes, sur le sentier glissant. Y a-t-il toujours des vipères enlacées dans leur combat amoureux ? Y a-t-il encore quelqu’un qui sache les appeler, comme Mario, doucement, en sifflotant entre ses dents ? Tout tourne autour de moi, comme si j’étais le seul être vivant, la dernière femme échappée aux guerres. Maintenant, il me semble que la ville de lumière, Jérusalem, celle que mon père voulait voir, c’était là-haut, sur cette pente d’herbes, tous ses dômes célestes, et les minarets qui relient le monde terrestre aux nuages.

Dans la vallée, l’ombre était tiède. La pluie glissait sur la route avec un bruit doux. C’est un camion conduit par un Italien qui m’a ramenée jusqu’à Nice. J’ai appris ce que je suis venue chercher. Dans deux jours, Philip et Michel seront là. Je les aime. Avec eux, je repartirai de l’autre côté de la mer, dans mon pays où la lumière est si belle. C’est dans les yeux des enfants qu’elle brille surtout, dans leurs yeux d’où je veux chasser la souffrance. Je sais que tout va commencer. Et je pense encore à Nejma, ma sœur perdue il y a si longtemps dans le nuage de poussière du chemin, et que je dois retrouver.

La mer est belle, au crépuscule. L’eau, la terre, le ciel se mélangent. Il y a une brume qui traîne et cache l’horizon, imperceptiblement. Et le silence, malgré le mouvement des autos, malgré les pas des habitants. Tout est calme sur la digue, là où Esther est assise. Elle regarde devant elle, presque sans ciller. Il y a plusieurs jours qu’elle vient à cet endroit, quand le soleil décline, pour regarder la mer. Ce soir, c’est la dernière fois. Demain, Philip et Michel seront là, ensemble ils prendront le train pour Paris, pour Londres. Il faut partir, pour oublier.

Chaque soir, à la même heure, les pêcheurs viennent s’installer. Sur les dalles de ciment des brise-lames, ils préparent avec soin les appâts, les cannes, les moulinets, ils ont des gestes précis et sûrs. Esther aime les regarder. Ils sont si affairés, si soigneux, c’est comme si tout le reste n’était que rêves, délire, l’imagination d’un fou divaguant tout seul dans le couloir de son asile. Alors Esther pense que c’est cela, la réalité, ces pêcheurs dans la lumière du crépuscule, leurs lignes qu’ils lancent maintenant dans la mer, les plombs qui sifflent et cinglent les vagues molles, et le miroitement de la lumière tandis que le soleil dilaté disparaît dans la brume. Le regard d’Esther se perd dans l’immensité bleu-gris, devant elle, puis se fixe sur un seul petit bateau, une seule voile mince et triangulaire qui traverse lentement la brume.