– Reste-t-il du pain d’hier? dit-il à Nanon.
– Pas une miette, monsieur.
Grandet prit un gros pain rond, bien enfariné, moulé dans un de ces paniers plats qui servent à boulanger en Anjou, et il allait le couper, quand Nanon lui dit:
– Nous sommes cinq, aujourd’hui, monsieur.
– C’est vrai, répondit Grandet, mais ton pain pèse six livres, il en restera. D’ailleurs, ces jeunes gens de Paris, tu verras que ça ne mange point de pain.
– Ca mangera donc de la frippe, dit Nanon.
En Anjou, la frippe, mot du lexique populaire, exprime l’accompagnement du pain, depuis le beurre étendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu’aux confitures d’alleberge, la plus distinguée des frippes; et tous ceux qui, dans leur enfance, ont léché la frippe et laissé le pain, comprendront la portée de cette locution.
– Non, répondit Grandet, ça ne mange ni frippe, ni pain. Ils sont quasiment comme des filles à marier.
Enfin, après avoir parcimonieusement ordonné le menu quotidien, le bonhomme allait se diriger vers son fruitier, en fermant néanmoins les armoires de sa Dépense, lorsque Nanon l’arrêta pour lui dire:
– Monsieur, donnez-moi donc alors de la farine et du beurre, je ferai une galette aux enfants.
– Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage à cause de mon neveu?
– Je ne pensais pas plus à votre neveu qu’à votre chien, pas plus que vous n’y pensez vous-même. Ne voilà-t-il pas que vous ne m’avez aveint que six morceaux de sucre, m’en faut huit.
– Ha! çà, Nanon, je ne t’ai jamais vue comme ça. Qu’est-ce qui te passe donc par la tête? Es-tu la maîtresse ici? Tu n’auras que six morceaux de sucre.
– Eh! bien, votre neveu, avec quoi donc qu’il sucrera son café?
– Avec deux morceaux, je m’en passerai, moi.
– Vous vous passerez de sucre, à votre âge! J’aimerais mieux vous en acheter de ma poche.
– Mêle-toi de ce qui te regarde.
Malgré la baisse du prix, le sucre était toujours, aux yeux du tonnelier, la plus précieuse des denrées coloniales, il valait toujours six francs la livre, pour lui. L’obligation de le ménager, prise sous l’Empire, était devenue la plus indélébile de ses habitudes. Toutes les femmes, même la plus niaise, savent ruser pour arriver à leurs fins, Nanon abandonna la question du sucre pour obtenir la galette.
– Mademoiselle, cria-t-elle par la croisée, est-ce pas que vous voulez de la galette?
– Non, non, répondit Eugénie.
– Allons, Nanon, dit Grandet en entendant la voix de sa fille, tiens. Il ouvrit la mette où était la farine, lui en donna une mesure, et ajouta quelques onces de beurre au morceau qu’il avait déjà coupé.
– Il faudra du bois pour chauffer le four, dit l’implacable Nanon.
– Eh! bien, tu en prendras à ta suffisance, répondit-il mélancoliquement, mais alors tu nous feras une tarte aux fruits, et tu nous cuiras au four tout le dîner; par ainsi, tu n’allumeras pas deux feux.
– Quien! s’écria Nanon, vous n’avez pas besoin de me le dire. Grandet jeta sur son fidèle ministre un coup d’œil presque paternel.
– Mademoiselle, cria la cuisinière, nous aurons une galette. Le père Grandet revint chargé de ses fruits, et en rangea une première assiettée sur la table de la cuisine.
– Voyez donc, monsieur, lui dit Nanon, les jolies bottes qu’a votre neveu. Quel cuir, et qui sent bon. Avec quoi que ça se nettoie donc? Faut-il y mettre de votre cirage à l’œuf?
– Nanon, je crois que l’œuf gâterait ce cuir-là. D’ailleurs, dis-lui que tu ne connais point la manière de cirer le maroquin, oui, c’est du maroquin, il achètera lui-même à Saumur et t’apportera de quoi illustrer ses bottes. J’ai entendu dire qu’on fourre du sucre dans leur cirage pour le rendre brillant.
– C’est donc bon à manger, dit la servante en portant les bottes à son nez. Tiens, tiens, elles sentent l’eau de Cologne de madame. Ah! c’est-il drôle.
– Drôle! dit le maître, tu trouves drôle de mettre à des bottes plus d’argent que n’en vaut celui qui les porte.
– Monsieur, dit-elle au second voyage de son maître qui avait fermé le fruitier, est-ce que vous ne mettrez pas une ou deux fois le pot-au-feu par semaine à cause de votre…?
– Oui.
– Faudra que j’aille à la boucherie.
– Pas du tout; tu nous feras du bouillon de volaille, les fermiers ne t’en laisseront pas chômer. Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre.
– C’est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts?
– Tu es bête, Nanon! ils mangent, comme tout le monde, ce qu’ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts? Qu’est-ce donc que les successions? Le père Grandet n’ayant plus d’ordre à donner, tira sa montre; et voyant qu’il pouvait encore disposer d’une demi-heure avant le déjeuner, il prit son chapeau, vint embrasser sa fille, et lui dit:
– Veux-tu te promener au bord de la Loire sur mes prairies? j’ai quelque chose à y faire.
Eugénie alla mettre son chapeau de paille cousue, doublé de taffetas rose; puis, le père et la fille descendirent la rue tortueuse jusqu’à la place.
– Où dévalez-vous donc si matin? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet.
– Voir quelque chose, répondit le bonhomme sans être la dupe de la promenade matinale de son ami.
Quand le père Grandet allait voir quelque chose, le notaire savait par expérience qu’il y avait toujours quelque chose à gagner avec lui. Donc il l’accompagna.
– Venez, Cruchot? dit Grandet au notaire. Vous êtes de mes amis, je vais vous démontrer comme quoi c’est une bêtise de planter des peupliers dans de bonnes terres…
– Vous comptez donc pour rien les soixante mille francs que vous avez palpés pour ceux qui étaient dans vos prairies de la Loire, dit maître Cruchot en ouvrant des yeux hébétés. Avez-vous eu du bonheur?… Couper vos arbres au moment où l’on manquait de bois blanc à Nantes, et les vendre trente francs!
Eugénie écoutait sans savoir qu’elle touchait au moment le plus solennel de sa vie, et que le notaire allait faire prononcer sur elle un arrêt paternel et souverain. Grandet était arrivé aux magnifiques prairies qu’il possédait au bord de la Loire, et où trente ouvriers s’occupaient à déblayer, combler, niveler les emplacements autrefois pris par les peupliers.