– Maître Cruchot, voyez ce qu’un peuplier prend de terrain, dit-il au notaire. Jean, cria-t-il à un ouvrier, me… me… mesure avec ta toise dans tou… t ou… tous les sens?
– Quatre fois huit pieds, répondit l’ouvrier après avoir fini.
– Trente-deux pieds de perte, dit Grandet à Cruchot. J’avais sur cette ligne trois cents peupliers, pas vrai? Or… trois ce… ce… ce… cent fois trente-d… eux pie… pieds me man… man… man… mangeaient cinq… inq cents de foin; ajoutez deux fois autant sur les côtés, quinze cents; les rangées du milieu autant. Alors, mé… mé… mettons mille bottes de foin.
– Eh! bien, dit Cruchot pour aider son ami, mille bottes de ce foin-là valent environ six cents francs.
– Di… di… dites dou… ou… onze cents à cause des trois à quatre cents francs de regain. Eh! bien, ca… ca… ca… calculez ce que que que dou… Onze cents francs par an… pen… pendant quarante ans do… donnent a… a… avec les in… in… intérêts com… com… composés que que que vouous saaavez.
– Va pour soixante mille francs, dit le notaire.
– Je le veux bien! ça ne ne ne fera que que que soixante mille francs. Eh! bien, reprit le vigneron sans bégayer, deux mille peupliers de quarante ans ne me donneraient pas cinquante mille francs. Il y a perte. J’ai trouvé ça, moi, dit Grandet en se dressant sur ses ergots. Jean, reprit-il, tu combleras les trous, excepté du côté de la Loire, où tu planteras les peupliers que j’ai achetés. En les mettant dans la rivière, ils se nourriront aux frais du gouvernement, ajouta-t-il en se tournant vers Cruchot et imprimant à la loupe de son nez un léger mouvement qui valait le plus ironique des sourires.
– Cela est clair: les peupliers ne doivent se planter que sur les terres maigres, dit Cruchot stupéfait par les calculs de Grandet.
– O-u-i, monsieur, répondit ironiquement le tonnelier.
Eugénie, qui regardait le sublime paysage de la Loire sans écouter les calculs de son père, prêta bientôt l’oreille aux discours de Cruchot en l’entendant dire à son client:
– Hé! bien, vous avez fait venir un gendre de Paris, il n’est question que de votre neveu dans tout Saumur. Je vais bientôt avoir un contrat à dresser, père Grandet.
– Vous… ou… vous êtes so… so… orti de bo… bonne heure pooour me dire ça, reprit Grandet en accompagnant cette réflexion d’un mouvement de sa loupe. Hé! bien, mon vieux camaaaarade, je serai franc, et je vous dirai ce que vooous voooulez sa savoir. J’aimerais mieux, voyez-vooous, je… jeter ma fi… fi fille dans la Loire que de la dooonner à son cououousin: vous pou… pou… ouvez aaannoncer ça. Mais non, laissez jaaser le le mon… onde.
Cette réponse causa des éblouissements à Eugénie. Les lointaines espérances qui pour elle commençaient à poindre dans son cœur fleurirent soudain, se réalisèrent et formèrent un faisceau de fleurs qu’elle vit coupées et gisant à terre. Depuis la veille, elle s’attachait à Charles par tous les liens de bonheur qui unissent les âmes; désormais la souffrance allait donc les corroborer. N’est-il pas dans la noble destinée de la femme d’être plus touchée des pompes de la misère que des splendeurs de la fortune? Comment le sentiment paternel avait-il pu s’éteindre au fond du cœur de son père? de quel crime Charles était-il donc coupable? Questions mystérieuses! Déjà son amour naissant, mystère si profond, s’enveloppait de mystères. Elle revint tremblant sur ses jambes, et en arrivant à la vieille rue sombre, si joyeuse pour elle, elle la trouva d’un aspect triste, elle y respira la mélancolie que les temps et les choses y avaient imprimée. Aucun des enseignements de l’amour ne lui manquait. A quelques pas du logis, elle devança son père et l’attendit à la porte après y avoir frappé. Mais Grandet, qui voyait dans la main du notaire un journal encore sous bande, lui avait dit:
– Où en sont les fonds?
– Vous ne voulez pas m’écouter, Grandet, lui répondit Cruchot. Achetez-en vite, il y a encore vingt pour cent à gagner en deux ans, outre les intérêts à un excellent taux, cinq mille livres de rente pour quatre-vingt mille francs. Les fonds sont à quatre-vingts francs cinquante centimes.
– Nous verrons cela, répondit Grandet en se frottant le menton.
– Mon Dieu! dit le notaire.
– Hé! bien, quoi? s’écria Grandet au moment où Cruchot lui mettait le journal sous les yeux en lui disant:
– Lisez cet article.
Monsieur Grandet, l’un des négociants les plus estimés de Paris, s’est brûlé la cervelle hier après avoir fait son apparition accoutumée à la Bourse. Il avait envoyé au président de la Chambre des Députés sa démission, et s’était également démis de ses fonctions de juge au tribunal de commerce. La faillite de messieurs Roguin et Souchet, son agent de change et son notaire, l’ont ruiné. La considération dont jouissait monsieur Grandet et son crédit étaient néanmoins tels qu’il eût sans doute trouvé des secours sur la place de Paris. Il est à regretter que cet homme honorable ait cédé à un premier moment de désespoir, etc.
– Je le savais, dit le vieux vigneron au notaire.
Ce mot glaça maître Cruchot, qui, malgré son impassibilité de notaire, se sentit froid dans le dos en pensant que le Grandet de Paris avait peut-être imploré vainement les millions du Grandet de Saumur.
– Et son fils, si joyeux hier…
– Il ne sait rien encore, répondit Grandet avec le même calme.
– Adieu, monsieur Grandet, dit Cruchot qui comprit tout et alla rassurer le président de Bonfons.
En entrant, Grandet trouva le déjeuner prêt. Madame Grandet, au cou de laquelle Eugénie sauta pour l’embrasser avec cette vive effusion de cœur que nous cause un chagrin secret, était déjà sur son siége à patins, et se tricotait des manches pour l’hiver.
– Vous pouvez manger, dit Nanon qui descendit les escaliers quatre à quatre, l’enfant dort comme un chérubin. Qu’il est gentil les yeux fermés! Je suis entrée, je l’ai appelé. Ah bien oui! personne.
– Laisse-le dormir, dit Grandet, il s’éveillera toujours assez tôt aujourd’hui pour apprendre de mauvaises nouvelles.
– Qu’y a-t-il donc? demanda Eugénie en mettant dans son café les deux petits morceaux de sucre pesant on ne sait combien de grammes que le bonhomme s’amusait à couper lui-même à ses heures perdues. Madame Grandet, qui n’avait pas osé faire cette question, regarda son mari.
– Son père s’est brûlé la cervelle.
– Mon oncle?… dit Eugénie.
– Le pauvre jeune homme! s’écria madame Grandet.
– Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou.
– Hé! ben, il dort comme s’il était le roi de la terre, dit Nanon d’un accent doux.
Eugénie cessa de manger. Son cœur se serra, comme il se serre quand, pour la première fois, la compassion, excitée par le malheur de celui qu’elle aime, s’épanche dans le corps entier d’une femme. La pauvre fille pleura.
– Tu ne connaissais pas ton oncle, pourquoi pleures-tu? lui dit son père en lui lançant un de ces regards de tigre affamé qu’il jetait sans doute à ses tas d’or.
– Mais, monsieur, dit la servante, qui ne se sentirait pas de pitié pour ce pauvre jeune homme qui dort comme un sabot sans savoir son sort?
– Je ne te parle pas, Nanon! tiens ta langue.