– Un perdreau, se disait Eugénie qui aurai voulu payer un perdreau de tout son pécule.
– Venez vous asseoir, lui dit sa tante.
Le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur son divan. Eugénie et sa mère prirent des chaises et se mirent près de lui devant le feu.
– Vous vivez toujours ici? leur dit Charles en trouvant la salle encore plus laide au jour qu’elle ne l’était aux lumières.
– Toujours, répondit Eugénie en le regardant, excepté pendant les vendanges. Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous à l’abbaye de Noyers.
– Vous ne vous promenez jamais?
– Quelquefois le dimanche après vêpres, quand il fait beau, dit madame Grandet, nous allons sur le pont, ou voir les foins quand on les fauche.
– Avez-vous un théâtre?
– Aller au spectacle, s’écria madame Grandet, voir des comédiens! Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c’est un péché mortel?
– Tenez, mon cher monsieur, dit Nanon en apportant les œufs, nous vous donnerons les poulets à la coque.
– Oh! des œufs frais, dit Charles qui semblable aux gens habitués au luxe ne pensait déjà plus à son perdreau. Mais c’est délicieux, si vous aviez du beurre? Hein, ma chère enfant.
– Ah! du beurre! Vous n’aurez donc pas de galette, dit la servante.
– Mais donne du beurre, Nanon! s’écria Eugénie.
La jeune fille examinait son cousin coupant ses mouillettes et y prenait plaisir, autant que la plus sensible grisette de Paris en prend à voir jouer un mélodrame où triomphe l’innocence. Il est vrai que Charles, élevé par une mère gracieuse, perfectionné par une femme à la mode, avait des mouvements coquets, élégants, menus, comme le sont ceux d’une petite maîtresse. La compatissance et la tendresse d’une jeune fille possèdent une influence vraiment magnétique. Aussi Charles, en se voyant l’objet des attentions de sa cousine et de sa tante, ne put-il se soustraire à l’influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui en l’inondant pour ainsi dire. Il jeta sur Eugénie un de ces regards brillants de bonté, de caresses, un regard qui semblait sourire. Il s’aperçut, en contemplant Eugénie, de l’exquise harmonie des traits de ce pur visage, de son innocente attitude, de la clarté magique de ses yeux où scintillaient de jeunes pensées d’amour, et où le désir ignorait la volupté.
– Ma foi, ma chère cousine, si vous étiez en grande loge et en grande toilette à l’Opéra, je vous garantis que ma tante aurait bien raison, vous y feriez faire bien des péchés d’envie aux hommes et de jalousie aux femmes.
Ce compliment étreignit le cœur d’Eugénie, et le fit palpiter de joie, quoiqu’elle n’y comprit rien.
– Oh! mon cousin, vous voulez vous moquer d’une pauvre petite provinciale.
– Si vous me connaissiez, ma cousine, vous sauriez que j’abhorre la raillerie, elle flétrit le cœur, froisse tous les sentiments… Et il goba fort agréablement sa mouillette beurrée. Non, je n’ai probablement pas assez d’esprit pour me moquer des autres, et ce défaut me fait beaucoup de tort. A Paris, on trouve moyen de vous assassiner un homme en disant: Il a bon cœur. Cette phrase veut dire: Le pauvre garçon est bête comme un rhinocéros. Mais comme je suis riche et connu pour abattre une poupée du premier coup à trente pas avec toute espèce de pistolet et en plein champ, la raillerie me respecte.
– Ce que vous dites, mon neveu, annonce un bon cœur.
– Vous avez une bien jolie bague, dit Eugénie, est-ce mal de vous demander à la voir?
Charles tendit la main en défaisant son anneau, et Eugénie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin.
– Voyez, ma mère, le beau travail.
– Oh! il y a gros d’or, dit Nanon en apportant le café.
– Qu’est-ce que c’est que cela? demanda Charles en riant.
Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, faïencé à l’intérieur, bordé d’une frange de cendre, et au fond duquel tombait le café en revenant à la surface du liquide bouillonnant.
– C’est du café boullu, dit Nanon.
– Ah! ma chère tante, je laisserai du moins quelque trace bienfaisante de mon passage ici. Vous êtes bien arriérés! Je vous apprendrai à faire du bon café dans une cafetière à la Chaptal.
Il tenta d’expliquer le système de la cafetière à la Chaptal.
– Ah! bien, s’il y a tant d’affaires que ça, dit Manon, il faudrait bien y passer sa vie. Jamais je ne ferai de café comme ça. Ah! bien, oui. Et qui est-ce qui ferait de l’herbe pour notre vache pendant que je ferais le café?
– C’est moi qui le ferai, dit Eugénie.
– Enfant, dit madame Grandet en regardant sa fille.
A ce mot, qui rappelait le chagrin près de fondre sur ce malheureux jeune homme, les trois femmes se turent et le contemplèrent d’un air de commisération qui le frappa.
– Qu’avez-vous donc, ma cousine?
– Chut! dit madame Grandet à Eugénie qui allait parler. Tu sais, ma fille, que ton père s’est chargé de parler à monsieur…
– Dites Charles, dit le jeune Grandet.
– Ah! vous vous nommez Charles? C’est un beau nom, s’écria Eugénie.
Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. Là, Nanon, madame Grandet et Eugénie, qui ne pensaient pas sans frisson au retour du vieux tonnelier, entendirent un coup de marteau dont le retentissement leur était bien connu.
– Voilà papa, dit Eugénie.
Elle ôta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. Nanon emporta l’assiette aux œufs. Madame Grandet se dressa comme une biche effrayée. C’était une peur panique de laquelle Charles dut s’étonner.
– Eh! bien, qu’avez-vous donc? leur demanda-t-il.
– Mais voilà mon père, dit Eugénie.
– Eh! bien?…
Monsieur Grandet entra, jeta son regard clair sur la table, sur Charles, il vit tout.
– Ah! ah! vous avez fait fête à votre neveu, c’est bien, très-bien, c’est fort bien! dit-il sans bégayer. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers.
– Fête?… se dit Charles incapable de soupçonner le régime et les mœurs de cette maison.
– Donne-moi mon verre, Nanon? dit le bonhomme.
Eugénie apporta le verre. Grandet tira de son gousset un couteau de corne à grosse lame, coupa une tartine, prit un peu de beurre, l’étendit soigneusement et se mit à manger debout. En ce moment, Charles sucrait son café. Le père Grandet aperçut les morceaux de sucre, examina sa femme qui pâlit, et fit trois pas; il se pencha vers l’oreille de la pauvre vieille, et lui dit:
– Où donc avez-vous pris tout ce sucre?
– Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n’y en avait pas.
Il est impossible de se figurer l’intérêt profond que cette scène muette offrait à ces trois femmes: Nanon avait quitté sa cuisine et regardait dans la salle pour voir comment les choses s’y passeraient. Charles ayant goûté son café, le trouva trop amer et chercha le sucre que Grandet avait déjà serré.
– Que voulez-vous, mon neveu? lui dit le bonhomme.
– Le sucre.
– Mettez du lait, répondit le maître de la maison, votre café s’adoucira.