– Aujourd’hui, mademoiselle, je viens vous parler d’une pauvre fille à laquelle toute la ville de Saumur s’intéresse, et qui, faute de charité pour elle-même, ne vit pas chrétiennement.
– Mon Dieu! monsieur le curé, vous me trouvez dans un moment où il m’est impossible de songer à mon prochain, je suis tout occupée de moi. Je suis bien malheureuse, je n’ai d’autre refuge que l’Eglise; elle a un sein assez large pour contenir toutes nos douleurs, et des sentiments assez féconds pour que nous puissions y puiser sans craindre de les tarir.
– Eh! bien, mademoiselle, en nous occupant de cette fille nous nous occuperons de vous. Ecoutez. Si vous voulez faire votre salut, vous n’avez que deux voies à suivre, ou quitter le monde ou en suivre les lois. Obéir à votre destinée terrestre ou à votre destinée céleste.
– Ah! votre voix me parle au moment où je voulais entendre une voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. Je vais dire adieu au monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite.
– Il est nécessaire, ma fille, de long-temps réfléchir à ce violent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort.
– Eh! bien, la mort, la mort promptement, monsieur le curé, dit-elle avec une effrayante vivacité.
– La mort! mais vous avez de grandes obligations à remplir envers la Société, mademoiselle. N’êtes-vous donc pas la mère des pauvres auxquels vous donnez des vêtements, du bois en hiver et du travail en été? Votre grande fortune est un prêt qu’il faut rendre, et vous l’avez saintement acceptée ainsi. Vous ensevelir dans un couvent, ce serait de l’égoïsme; quant à rester vieille fille, vous ne le devez pas. D’abord, pourriez-vous gérer seule votre immense fortune? vous la perdriez peut-être. Vous auriez bientôt mille procès, et vous seriez engarriée en d’inextricables difficultés. Croyez votre pasteur: un époux vous est utile, vous devez conserver ce que Dieu vous a donné. Je vous parle comme à une ouaille chérie. Vous aimez trop sincèrement Dieu pour ne pas faire votre salut au milieu du monde, dont vous êtes un des plus beaux ornements, et auquel vous donnez de saints exemples.
En ce moment, madame des Grassins se fit annoncer. Elle venait amenée par la vengeance et par un grand désespoir.
– Mademoiselle, dit-elle. Ah! voici monsieur le curé. Je me tais, je venais vous parler d’affaires, et je vois que vous êtes en grande conférence.
– Madame, dit le curé, je vous laisse le champ libre.
– Oh! monsieur le curé, dit Eugénie, revenez dans quelques instants, votre appui m’est en ce moment bien nécessaire.
– Oui, ma pauvre enfant, dit madame des Grassins.
– Que voulez-vous dire? demandèrent mademoiselle Grandet et le curé.
– Ne sais-je pas le retour de votre cousin, son mariage avec mademoiselle d’Aubrion?… Une femme n’a jamais son esprit dans sa poche.
Eugénie rougit et resta muette; mais elle prit le parti d’affecter à l’avenir l’impassible contenance qu’avait su prendre son père.
– Eh! bien, madame, répondit-elle avec ironie, j’ai sans doute l’esprit dans ma poche, je ne comprends pas. Parlez, parlez devant monsieur le curé, vous savez qu’il est mon directeur.
– Eh! bien, mademoiselle, voici ce que des Grassins m’écrit. Lisez.
Eugénie lut la lettre suivante:
«Ma chère femme, Charles Grandet arrive des Indes, il est à Paris depuis un mois…»
– Un mois! se dit Eugénie en laissant tomber sa main.
Après une pause, elle reprit la lettre.
«… Il m’a fallu faire antichambre deux fois avant de pouvoir parler à ce futur vicomte d’Aubrion. Quoique tout Paris parle de son mariage, et que tous les bans soient publiés…»
– Il m’écrivait donc au moment où… se dit Eugénie. Elle n’acheva pas, elle ne s’écria pas comme une Parisienne: «Le polisson!» Mais pour ne pas être exprimé, le mépris n’en fut pas moins complet.
«… Ce mariage est loin de se faire; le marquis d’Aubrion ne donnera pas sa fille au fils d’un banqueroutier. Je suis venu lui faire part des soins que son oncle et moi nous avons donnés aux affaires de son père, et des habiles manœuvres par lesquelles nous avons su faire tenir les créanciers tranquilles jusqu’aujourd’hui. Ce petit impertinent n’a-t-il pas eu le front de me répondre, à moi qui, pendant cinq ans, me suis dévoué nuit et jour à ses intérêts et à son honneur, que les affaires de son père n’étaient pas les siennes. Un agréé serait en droit de lui demander trente à quarante mille francs d’honoraires, à un pour cent sur la somme des créances. Mais, patience, il est bien légitimement dû douze cent mille francs aux créanciers, et je vais faire déclarer son père en faillite. Je me suis embarqué dans cette affaire sur la parole de ce vieux caïman de Grandet, et j’ai fait des promesses au nom de la famille. Si monsieur le vicomte d’Aubrion se soucie peu de son honneur, le mien m’intéresse fort. Aussi vais-je expliquer ma position aux créanciers. Néanmoins, j’ai trop de respect pour mademoiselle Eugénie, à l’alliance de laquelle, en des temps plus heureux, nous avions pensé, pour agir sans que tu lui aies parlé de cette affaire…»
Là, Eugénie rendit froidement la lettre sans l’achever.
– Je vous remercie, dit-elle à madame des Grassins, nous verrons cela…
– En ce moment, vous avez toute la voix de défunt votre père, dit madame des Grassins.
– Madame, vous avez huit mille cent francs d’or à nous compter, lui dit Nanon.
– Cela est vrai; faites-moi l’avantage de venir avec moi, madame Cornoiller.
– Monsieur le curé, dit Eugénie avec un noble sang-froid que lui donna la pensée qu’elle allait exprimer, serait-ce pécher que de demeurer en état de virginité dans le mariage?
– Ceci est un cas de conscience dont la solution m’est inconnue. Si vous voulez savoir ce qu’en pense en sa Somme de Matrimonio le célèbre Sanchez, je pourrai vous le dire demain.
Le curé partit, mademoiselle Grandet monta dans le cabinet de son père et y passa la journée seule, sans vouloir descendre à l’heure du dîner, malgré les instances de Nanon. Elle parut le soir, à l’heure où les habitués de son cercle arrivèrent. Jamais le salon des Grandet n’avait été aussi plein qu’il le fut pendant cette soirée. La nouvelle du retour et de la sotte trahison de Charles avait été répandue dans toute la ville. Mais quelque attentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. Eugénie, qui s’y était attendue, ne laissa percer sur son visage calme aucune des cruelles émotions qui l’agitaient. Elle sut prendre une figure riante pour répondre à ceux qui voulurent lui témoigner de l’intérêt par des regards ou des paroles mélancoliques. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voiles de la politesse. Vers neuf heures, les parties finissaient, et les joueurs quittaient leurs tables, se payaient et discutaient les derniers coups de whist en venant se joindre au cercle des causeurs. Au moment où l’assemblée se leva en masse pour quitter le salon, il y eut un coup de théâtre qui retentit dans Saumur, de là dans l’arrondissement et dans les quatre préfectures environnantes.