– Et toi, la mère, veux-tu quelque chose?
– Mon ami, répondait madame Grandet animée par un sentiment de dignité maternelle, nous verrons cela.
Sublimité perdue! Grandet se croyait très-généreux envers sa femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des Eugénie ne sont-ils pas en droit de trouver que l’ironie est le fond du caractère de la Providence? Après ce dîner, où, pour la première fois, il fut question du mariage d’Eugénie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant.
– Grande bête, lui dit son maître, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi?
– Monsieur, c’est cette marche de votre escalier qui ne tient pas.
– Elle a raison, dit madame Grandet. Vous auriez dû la faire raccommoder depuis long-temps. Hier, Eugénie a failli s’y fouler le pied.
– Tiens, dit Grandet à Nanon en la voyant toute pâle, puisque c’est la naissance d’Eugénie, et que tu as manqué de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre.
– Ma foi, je l’ai bien gagné, dit Nanon. A ma place, il y a bien des gens qui auraient cassé la bouteille, mais je me serais plutôt cassé le coude pour la tenir en l’air.
– C’te pauvre Nanon! dit Grandet en lui versant le cassis.
– T’es-tu fait mal? lui dit Eugénie en la regardant avec intérêt.
– Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins.
– Hé! bien, puisque c’est la naissance d’Eugénie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, à l’endroit où elle est encore solide.
Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante, sans autre lumière que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils.
– Faut-il vous aider? lui cria Nanon en l’entendant frapper dans l’escalier.
– Non! non! ça me connaît, répondit l’ancien tonnelier.
Au moment où Grandet raccommodait lui-même son escalier vermoulu, et sifflait à tue-tête en souvenir de ses jeunes années, les trois Cruchot frappèrent à la porte.
– C’est-y vous, monsieur Cruchot? demanda Nanon en regardant par la petite grille.
– Oui, répondit le président.
Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se reflétait sous la voûte, permit aux trois Cruchot d’apercevoir l’entrée de la salle.
– Ah! vous êtes des fêteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs.
– Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis à vous! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-même une marche de mon escalier.
– Faites, faites, monsieur Grandet, Charbonnier est Maire chez lui, dit sentencieusement le président en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit.
Madame et mademoiselle Grandet se levèrent. Le président, profitant de l’obscurité, dit alors à Eugénie:
– Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd’hui que vous venez de naître, une suite d’années heureuses, et la continuation de la santé dont vous jouissez?
Il offrit un gros bouquet de fleurs rares à Saumur; puis, serrant l’héritière par les coudes, il l’embrassa des deux côtés du cou, avec une complaisance qui rendit Eugénie honteuse. Le président, qui ressemblait à un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour.
– Ne vous gênez pas, dit Grandet en rentrant. Comme vous y allez les jours de fête, monsieur le président!
– Mais, avec mademoiselle, répondit l’abbé Cruchot armé de son bouquet, tous les jours seraient pour mon neveu des jours de fête.
L’abbé baisa la main d’Eugénie. Quant à maître Cruchot, il embrassa la jeune fille tout bonnement sur les deux joues, et dit:
– Comme ça nous pousse, ça! Tous les ans douze mois.
En replaçant la lumière devant le cartel, Grandet, qui ne quittait jamais une plaisanterie et la répétait à satiété quand elle lui semblait drôle, dit:
– Puisque c’est la fête d’Eugénie, allumons les flambeaux!
Il ôta soigneusement les branches des candélabres, mit la bobèche à chaque piédestal, prit des mains de Nanon une chandelle neuve entortillée d’un bout de papier, la ficha dans le trou, l’assura, l’alluma, et vint s’asseoir à côté de sa femme, en regardant alternativement ses amis, sa fille et les deux chandelles. L’abbé Cruchot, petit homme dodu, grassouillet, à perruque rousse et plate, à figure de vieille femme joueuse, dit en avançant ses pieds bien chaussés dans de forts souliers à agrafes d’argent:
– Les des Grassins ne sont pas venus?
– Pas encore, dit Grandet.
– Mais doivent-ils venir? demanda le vieux notaire en faisant grimacer sa face trouée comme une écumoire.
– Je le crois, répondit madame Grandet.
– Vos vendanges sont-elles finies? demanda le président de Bonfons à Grandet.
– Partout! lui dit le vieux vigneron, en se levant pour se promener de long en long dans la salle et se haussant le thorax par un mouvement plein d’orgueil comme son mot, partout! Par la porte du couloir qui allait à la cuisine, il vit alors la grande Nanon, assise à son feu, ayant une lumière et se préparant à filer là, pour ne pas se mêler à la fête.
– Nanon, dit-il, en s’avançant dans le couloir, veux-tu bien éteindre ton feu, ta lumière, et venir avec nous? Pardieu! la salle est assez grande pour nous tous.
– Mais, monsieur, vous aurez du beau monde.
– Ne les vaux-tu pas bien? ils sont de la côte d’Adam tout comme toi.
Grandet revint vers le président et lui dit:
– Avez-vous vendu votre récolte?
– Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. Les propriétaires, vous le savez bien, se sont juré de tenir les prix convenus, et cette année les Belges ne l’emporteront pas sur nous. S’ils s’en vont, hé! bien, ils reviendront.
– Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d’un ton qui fit frémir le président.
– Serait-il en marché? pensa Cruchot.
En ce moment, un coup de marteau annonça la famille des Grassins, et leur arrivée interrompit une conversation commencée entre madame Grandet et l’abbé.
Madame des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grâce au régime claustral des provinces et aux habitudes d’une vie vertueuse, se sont conservées jeunes encore à quarante ans. Elles sont comme ces dernières roses de l’arrière-saison, dont la vue fait plaisir, mais dont les pétales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s’affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton à la ville de Saumur, et avait des soirées. Son mari, ancien quartier-maître dans la garde impériale, grièvement blessé à Austerlitz et retraité, conservait, malgré sa considération pour Grandet, l’apparente franchise des militaires.
– Bonjour, Grandet, dit-il au vigneron en lui tenant la main et affectant une sorte de supériorité sous laquelle il écrasait toujours les Cruchot.