XL
Elles chantent, et, prêtant une oreille distraite à leurs voix sonores, Tatiana attend avec impatience que la palpitation de son cœur se calme ; que la rougeur de sa joue s’efface. Mais son cœur palpite toujours, et sa joue rougit davantage. Ainsi un pauvre papillon, fait prisonnier par un étourdi de collège, agite en vain son aile diaprée. Ainsi, dans le jeune blé qu’il broutait, un pauvre lièvre frémit à la vue d’un chasseur qui le met en joue derrière un buisson.
XLI
Elle poussa enfin un long soupir, se leva de son escabeau, et se mit en marche. Mais, à peine a-t-elle tourné l’allée, que, droit devant elle, le regard étincelant, et pareil à une apparition menaçante, se dresse Onéguine. Elle s’arrête comme frappée de la foudre… Mais, amis, je ne me sens pas d’humeur à vous raconter aujourd’hui les résultats de cette rencontre inattendue. Il faut que je me repose après le long discours que j’ai tenu. Je finirai plus tard comme je pourrai.
CHAPITRE IV.
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VII
« Moins nous aimons une femme, plus nous avons chance de lui plaire ; et plus sûrement nous la faisons tomber dans nos filets. » Ainsi parlait jadis le froid libertinage, qui, se glorifiant d’avoir réduit l’amour en science, sonnait sa propre fanfare, et croyait pouvoir être heureux sans aimer. Mais ce grave amusement est digne des vieux singes imitateurs de ce bon vieux temps trop vanté. La gloire des Lovelaces est tombée en décrépitude, avec celle des talons rouges et des solennelles perruques.
VIII
Qui ne s’ennuierait de feindre toujours ? de répéter différemment la même chose ? de prouver gravement ce que tout le monde sait ? d’entendre les mêmes répliques ? de détruire des scrupules qui n’existent plus, et qu’il faut faire naître dans une âme de quinze ans ? qui ne se fatiguerait des menaces, supplications, feintes terreurs ; des petits billets de six pages, des ruses, des caquets, des bagues, des larmes ; de la surveillance des tantes et des mères, et de la pressante amitié des maris ?
IX
Ainsi pensait Onéguine. Dans la première jeunesse, il avait été victime de passions effrénées et d’erreurs irrésistibles. Gâté par les facilités de sa vie, enchanté sans raison, désenchanté sans motif, tourmenté à petit feu par le désir, tourmenté bien plus cruellement par le succès éphémère, poursuivi, dans le monde et dans la solitude, par l’éternel murmure des reproches de son âme, s’efforçant d’étouffer le bâillement par un rire, voilà comment il avait tué huit années, voilà comment il avait flétri la fleur de sa vie.
X
Il ne s’éprenait plus des beautés du monde ; il courtisait ce qui lui tombait sous la main. On lui refusait ; il s’en consolait sur-le-champ ; on le trahissait, il était enchanté de reprendre haleine. Il recherchait la société des femmes, sans entraînement, et les quittait sans regret, se souvenant à peine de leur tendresse ou de leur cruauté. C’est ainsi qu’un visiteur indifférent vient faire sa partie de whist. Il se met à la table ; le jeu fini, il quitte la maison, s’endort tranquillement dans son lit, et, le lendemain matin, ne sait pas lui-même qui fera sa partie le soir.
XI
Mais, à la réception de l’épître de Tania, Onéguine fut vivement touché. Le langage de ces jeunes rêveries remua toutes ses fibres comme on remue un essaim d’abeilles. Il se souvint de la pâleur et de l’expression triste de la jeune fille ; son âme se plongea un instant dans un songe doux et sans souillure. Son ancienne fougue se réveilla aussi ; mais il ne voulut pas tromper la confiance de ce cœur innocent. Et maintenant suivons-le au jardin où Tatiana vient de le rencontrer.
XII
Ils restèrent silencieux pendant quelques minutes. Puis Onéguine s’approcha d’elle, et dit : « C’est vous qui m’avez écrit, ne le niez pas. J’ai lu ces aveux charmants, ces épanchements candides. Votre franchise me touche. Elle a fait parler dans mon âme une voix qui s’y taisait depuis longtemps. Mais je ne veux pas faire votre éloge ; je veux payer votre sincérité d’un aveu non moins sincère. Recevez ma confession ; je me soumets à votre sentence.
XIII
« Si j’avais voulu borner ma vie au cercle de la famille ; si un destin bienveillant m’avait ordonné d’être mari et père ; si, ne fût-ce que pour un instant, j’avais pu être charmé par le tableau du bonheur domestique, croyez-moi, je n’aurais pas cherché d’autre compagne que vous. Je vous dirais, sans fadeur sentimentale, qu’ayant trouvé en vous l’idéal de mes premières années, je vous aurais certainement offert de vous associer à mes tristes jours. Je vous aurais acceptée comme un garant de tout ce qui est beau, et j’aurais été heureux… comme j’aurais pu.
XIV
« Mais, je ne suis pas créé pour le bonheur. Mon âme et lui sont étrangers l’un à l’autre. Toutes vos perfections sont vaines ; j’en suis indigne. Croyez-moi, c’est la voix de ma conscience qui parle en ce moment : un mariage entre nous n’eût été qu’un supplice. J’aurais eu beau vous aimer ; en m’habituant à vous, j’aurais cessé de vous aimer. Vous pleureriez ; vos larmes ne toucheraient pas mon cœur ; elles ne feraient que l’aigrir. Jugez vous-même quelles roses vous aurait préparées l’hymen, et pour bien des jours, peut-être !
XV
« Que peut-il y avoir de plus triste au monde qu’un ménage où la pauvre femme se désespère de l’indignité de son mari, passant seule tous ses jours et toutes ses soirées ? Où le mari ennuyé, tout en reconnaissant le mérite de sa femme, et maudissant pourtant le sort, est toujours maussade, silencieux, colère et froidement jaloux ? Tel je suis. Est-ce là l’homme que cherchait votre âme aussi pure qu’ardente, lorsque vous m’écriviez avec tant de naïveté et de grâce ? Je ne veux pas croire qu’un pareil sort vous soit réservé par la sévère destinée.
XVI
« Il n’y a pas plus de retour aux illusions qu’aux années. Je ne rajeunirai plus mon âme. Je vous aime d’une affection de frère, et peut-être plus tendrement encore. Écoutez-moi donc sans colère : Une jeune fille remplace plus d’une fois ses rêveries par d’autres rêveries. Ainsi un jeune arbre change ses feuilles à chaque printemps. Le Ciel l’a voulu, et vous aimerez de nouveau. Mais… apprenez à vous dominer. Ce n’est pas chacun qui vous comprendra comme moi. Une irréflexion conduit aux catastrophes. »
XVII
Ainsi prêchait Onéguine. N’apercevant rien à travers ses larmes, respirant à peine, ne répondant rien, Tatiana l’écoutait. Il lui offrit son bras. Elle s’y appuya avec une résignation triste, et, comme on dit, machinalement. Elle baissa la tête, et ils retournèrent à la maison sans mot dire, en faisant un détour par le potager. Ils revinrent ensemble au salon, et personne ne sembla prendre garde à leur absence. La liberté du village a ses heureux droits tout aussi bien que la pédantesque pruderie de Moscou.
XVIII
Vous avouerez, mon lecteur, que notre ami s’était conduit d’une façon fort chevaleresque avec la pauvre Tania. Et ce n’était pas pour la première fois qu’il montrait une véritable noblesse d’âme, quoique la malveillance humaine ne l’eût guère épargné. Ses ennemis, ses amis (c’est peut-être la même chose), l’avaient accommodé de toutes les façons. Chacun a ses ennemis dans ce monde ; mais Dieu nous garde de nos amis ! Oh ! les amis, les amis ! ce n’est pas sans raison que je me souviens d’eux !