XIX
— Alors, pourquoi… ? — Oh ! rien, rien. Je tâche de laisser dormir en moi des pensées sombres et malsaines. Je me borne à remarquer, entre parenthèses, qu’il n’y a point de calomnie méprisable, mise au monde par un coquin dans son grenier, et choyée par la canaille du grand monde ; qu’il n’y a point de sotte ineptie, point d’épigramme de carrefour, que votre ami, le sourire sur les lèvres, dans un cercle de gens bien élevés, sans le moindre sentiment de malignité, ne répète cent fois par hasard. Du reste, il se fait votre champion. Il vous aime tant !… comme s’il était de votre famille[46].
XX
Hum, hum ! respectable lecteur, toute votre famille se porte-t-elle bien ? Permettez : vous désirez peut-être savoir de moi quelle espèce de gens sont les parents ? Ce sont des gens que nous sommes contraints de caresser, d’aimer, d’estimer de toute notre âme ; à qui, d’après la coutume populaire, nous devons rendre visite le jour de Noël[47], ou bien écrire par la poste des lettres de félicitation, pour que, tout le reste de l’année, ils ne songent point à nous. Que Dieu leur donne donc de longs jours !
XXI
Vous me direz que l’affection des femmes est plus sûre que l’amitié et que la parenté ; et que vous conservez certains droits sur cette affection, même après que les désastres vous ont frappé. C’est possible. Mais le tourbillon de la mode, le caprice inhérent à leur nature, le torrent de l’opinion du monde… Comment leur résister quand on est léger comme une plume ? En outre, l’opinion d’un époux doit être toujours respectable aux yeux d’une femme vertueuse. De sorte que votre fidèle amie peut être détournée de vous en un clin d’œil. Quant à l’amour proprement dit… c’est la plaisanterie du diable.
XXII
Qui donc faut-il aimer ? À qui croire ? De qui n’attendre aucune trahison ? Qui mesure obséquieusement toutes les choses et toutes les paroles de ce monde sur notre mètre ? Qui ne répand point de calomnies contre nous ? Qui se préoccupe constamment de nos intérêts ? Pour qui nos défauts ne sont-ils pas désagréables ? Qui ne nous ennuie jamais ? Sans chercher un vain idéal, sans perdre votre peine à cette recherche, aimez-vous vous-même, cher lecteur.
XXIII
Quel fut le résultat de l’entrevue ? Hélas ! il n’est pas difficile de le deviner. Les souffrances insensées de l’amour ne cessèrent point de déchirer cette jeune âme avide d’affliction. La pauvre Tatiana ne brûle que plus fort d’une passion sans espoir. Le sommeil fuit sa couche ; santé, fleur et douceur de la vie, sourire, calme virginal, tout a disparu comme un vain songe. C’est ainsi que les ténèbres d’un orage obscurcissent quelquefois le jour qui vient à peine de naître.
XXIV
Hélas ! Tatiana se flétrit, pâlit, s’éteint, et doit se taire. Rien ne l’occupe, rien ne la touche. En hochant gravement la tête, tous les voisins chuchotent entre eux : « Il est temps, il est bien temps que cette fille se marie. » Mais c’est assez, je veux sans délai me réjouir l’imagination par le tableau d’un amour heureux. Et vous, amis, si je me suis trop laissé aller à la compassion que m’inspire ma pauvre enfant, excusez-moi, je l’aime tant !
XXV
D’heure en heure captivé davantage par les charmes de la jeune Olga, Vladimir s’abandonnait pleinement à son doux servage. Il est perpétuellement avec elle. Quand vient le crépuscule, ils sont assis dans sa chambrette ; aux premières lueurs matinales, ils se promènent au jardin, la main dans la main. Et pourtant, ivre d’amour, c’est à peine si, dans le trouble d’une tendre pudeur, Vladimir ose parfois, encouragé par le sourire d’Olga, jouer avec une boucle de cheveux déroulée, ou déposer un baiser sur le pan de sa robe.
XXVI
Quelquefois il lit à Olga un roman moral, où l’auteur se pique de dépeindre la nature mieux que Chateaubriand, et cependant il saute en rougissant deux ou trois pages de vaines divagations dangereuses pour le cœur des jeunes filles. D’autres fois, dans quelque recoin bien éloigné, ils se tiennent, les coudes appuyés sur la table, devant un jeu d’échecs, et Lenski, plongé dans ses rêveries, prend sa tour avec un de ses pions.
XXVII
Il rentre à la maison, et là aussi son Olga l’occupe ; pour elle il orne assidûment les pages volantes d’un album. En traits à la plume, légèrement coloriés, il y dessine tantôt des vues champêtres, tantôt une pierre sépulcrale, le temple de Cypris, une tourterelle perchée sur une lyre. Ou bien encore, au-dessous des autres inscriptions, il dépose un tendre vers, monument silencieux d’une rêverie soudaine, trace rapide d’une pensée fugitive qu’on retrouve ensuite, après de longues années, immobile et figée.
XXVIII
Sans doute vous avez vu plus d’une fois l’album d’une demoiselle de province, que ses compagnes ont barbouillé sur toutes les pages, du commencement à la fin. C’est là que, sans respect de l’orthographe, des vers sans mesure, raccourcis, rallongés, venus par tradition, sont inscrits en témoignage d’inaltérable amitié. Sur la première page, on lit ces mots : Qu’écrirez-vous sur ces tablettes ? Puis l’inscription : Tout à vous : ANNETTE. Et au bas de la dernière page : « Qui plus que moi aime toi, qu’il écrive plus loin que moi. »
XXIX
Sur ces pages vous êtes sûr de trouver deux cœurs, une torche et des guirlandes ; vous êtes sûr de lire des serments d’amour jusqu’au delà des portes du tombeau. Quelque enfant de Mars, poëte dans un régiment de ligne, y a paraphé un petit vers scélérat. Eh bien, amis, j’aurais été fort aise d’écrire, moi, dans cet album, persuadé que chacun de mes enfantillages, offerts de bon cœur, aurait mérité un regard indulgent, et qu’on ne s’aviserait pas ensuite, avec un visage grave et un sourire narquois, d’examiner si j’ai su mettre ou non de l’esprit dans mes bêtises.
XXX
Mais vous, tomes dépareillés de la bibliothèque de Satan ; vous, magnifiques albums, tourments des versificateurs en renom ; vous, rapidement embellis par le pinceau magique de Tolstoï[48] ou par la plume de Baratinski[49], que la foudre de Dieu vous écrase ! Quand une belle dame me présente son in-4°, un tremblement de colère me saisit, et je sens une épigramme sourdre au fond de mon âme. Eh bien non, misérable ; tu vas lui écrire un madrigal !
XXXI
Ce ne sont pas des madrigaux que trace Lenski dans l’album de la jeune Olga. Sa plume est guidée par l’amour, et ne sait pas briller par de froids jeux d’esprit. Dans la simplicité de son cœur, il va jusqu’à répéter ce qu’il entend dire ou ce qu’il remarque d’Olga ; quant à ses élégies, elles coulent à flots. C’est ainsi que toi, Lézikof l’inspiré, dans les élans de ton cœur, tu chantes Dieu sait qui, tellement qu’un jour le recueil précieux de tes élégies te dévoilera ta propre histoire.
XXXII
Mais silence ! qu’entendons-nous ? Un sévère critique[50] nous ordonne de fouler aux pieds la maigre couronne de l’élégie. À nous autres faiseurs de vers, il crie comme un général à la parade : « Assez pleuré, assez gémi sur l’irréparable passé ! basta ! chantez autre chose. » — Tu as raison, ami ; et sans doute tu vas nous montrer du doigt le masque et le poignard tragiques, en nous ordonnant d’y renouveler le capital épuisé de nos pensées. N’est-ce pas ? — Point du tout ! point du tout ! écrivez des odes, messieurs.
XXXIII
Écrivez comme au temps de notre grande époque[51], comme le prescrivent les anciennes règles. — Quoi ! rien que des odes pour les occasions solennelles ! Rappelle-toi, critique, ce qu’a dit à ce propos l’ingénieux auteur des Commérages[52] ; et, avoue-le, ce même auteur t’est-il plus supportable que ces rimeurs mélancoliques par toi si décriés ? — J’en conviens ; mais votre romantisme est vide, vain, pitoyable ; tandis que le but de la poésie doit être noble et élevé. — Je pourrais réfuter cet argument ; mais je me tais. Ne brouillons pas deux siècles.