XXXIV
Épris de la liberté autant que de la gloire, agité d’inspirations incessantes, Vladimir aurait fort bien pu écrire des odes. Mais Olga ne les aurait pas lues. Il tenait encore plus à lui lire ses œuvres qu’à les faire, car on dit qu’il n’est pas dans le monde de jouissance plus grande que celle d’un auteur modeste et amoureux qui peut lire les produits de ses rêveries à celle qui en est l’objet, une beauté que ses chants jettent dans une agréable mélancolie. Il est heureux, le poète… mais peut-être pense-t-elle à autre chose.
XXXV
Pour moi, je ne lis les productions de ma lyre harmonieuse qu’à ma vieille nourrice, la fidèle compagne de ma jeunesse. Ou bien, après un maussade dîner, si j’attrape par le pan de l’habit quelque voisin que m’a livré son sort malencontreux, je l’emprisonne dans un coin, et je l’y étouffe de ma tragédie. Ou bien encore… et croyez que je ne plaisante pas, tout gonflé de rimes, errant le long de mon étang, j’effraye des éclats de ma voix une bande de canards sauvages. À peine ont-ils entendu le doux son de mes strophes, qu’ils s’empressent de quitter ces rivages.
XXXVI
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XXXVII
Et Onéguine ! — À ce propos, frères, je vous demande un peu de patience, et je vais décrire en détail ses occupations de chaque jour : Vous savez qu’il vit en anachorète ; en été, il se lève à six heures du matin, et s’en va, en toilette légère, à la rivière qui coule au bas du tertre de sa maison. Il traverse à la nage cet Hellespont, ni plus ni moins que le chantre de Gulnare. Puis il boit son café, en parcourant avec négligence un journal aussi mal informé qu’attardé dans sa publication[53]…
XXXVIII
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XXXIX
La promenade, la lecture, un sommeil profond et salutaire, l’ombre des bois, le babil des eaux, quelquefois le jeune et frais baiser d’une blanche fille aux yeux noirs, le galop d’un cheval fougueux et docile au frein, un dîner assez délicat, une bouteille de vin limpide, et surtout la solitude, le silence : Voilà la vie d’Onéguine. Et petit à petit, il y prit goût, laissant, dans son bien-être insouciant, couler les belles journées de soleil, oubliant et la ville, et les amis qu’il y avait laissés, et l’ennui de ses fêtes.
XL
Mais notre été septentrional, cette caricature de l’hiver du Midi, passe en un moment. Chez nous personne n’en doute, et personne ne l’avoue. Déjà le ciel annonçait l’automne. Le soleil brillait moins fréquemment ; le jour s’accourcissait ; la mystérieuse toiture des bois se dépouillait avec un bruit lugubre ; des brouillards se roulaient sur les champs ; les caravanes d’oies criardes se dirigeaient vers le sud ; la plus triste époque de l’année s’approchait : novembre était sur le seuil de la porte.
XLI
L’aurore se lève au milieu d’une froide brume. Le bruit du travail a cessé dans les champs. Avec sa louve affamée, le loup sort sur les chemins de traverse ; les flairant de loin, le cheval renâcle, et le voyageur prudent se lance au galop quand il faut monter la colline. Le berger ne fait plus sortir les vaches de l’étable, et, vers midi, sa trompe ne les appelle plus en rond autour de lui. En chantant dans son humble isba, la jeune fille file son lin, et l’amie des longues nuits d’hiver, la loutchina[54], pétille devant elle.
XLII
Et voici que, étendant au loin sur les campagnes un glacis d’argent, les premières gelées sont écloses… ; je parie que mon lecteur attend la rime : roses. Eh bien ! qu’il la prenne, et que tout soit dit. Plus coquette que le parquet ciré d’un salon élégant, brille la petite rivière couverte d’une récente couche de glace. La bruyante population des jeunes gars y trace des raies avec les patins sonores. Une lourde oie, aux pattes rouges, s’étant proposé une promenade sur l’eau, glisse et tombe. Les premiers flocons de neige papillonnent gaiement dans l’air et se déposent sur le rivage en étoiles légères.
XLIII
Que faire à cette époque au village ? Se promener ? Les champs fatiguent la vue par leur nudité monotone. Traverser au galop les mornes steppes ? Le cheval, s’accrochant à la neige traîtresse par son fer émoussé, menace de broncher à chaque pas. Reste sous ton toit, solitaire ; lis ; voici De Pradt, voici Walter Scott. Tu ne veux pas lire ? Eh bien, vérifie tes comptes ; gourmande ton intendant, ou prends ton verre ; et la longue soirée finira par s’écouler. Demain sera la même chose, et de la sorte tu passeras un fameux hiver.
XLIV
En digne imitateur de Childe-Harold, Onéguine s’enferma dans une paresse mélancolique. Dès son réveil, il se plonge dans un bain glacé ; puis, s’armant d’une queue émoussée, tout le long du jour il joue avec lui-même une partie de billard à deux billes. Mais la nuit arrive, le billard est abandonné ; une table couverte se dresse devant la cheminée. Onéguine attend ; et voilà que Lenski arrive avec sa troïka de chevaux fleur-de-pêcher. Vite, qu’on serve le dîner !
XLV
Aussitôt, pour le poëte, le vin béni de Moet ou de la veuve Cliquot est apporté dans une bouteille hérissée de frimas. C’est la source d’Hippocrène ; son jet pétillant et son écume brillante, si semblables à l’amour et à la jeunesse, m’ont toujours séduit. Vous souvenez-vous, amis, comment je le payais jadis de mon pauvre denier ? Hélas ! son flot magique a fait commettre bien des folies. Mais aussi, combien de vers, d’heureuses plaisanteries, de gaies discussions et d’illusions plus gaies encore !
XLVI
Mais aujourd’hui sa bruyante écume trompe mon estomac, et je lui préfère le sage bordeaux. J’ai abandonné l’Aï ; il est semblable à une maîtresse, vive, séduisante, pleine d’éclat, mais capricieuse et futile. Tandis que toi, bordeaux, tu es pareil à un ami qui, toujours et partout bon camarade, même dans la tristesse et le malheur, est prêt, soit à nous rendre service, soit à partager nos tranquilles plaisirs. Donc, vive le bordeaux, notre véritable ami !
XLVII
Le feu s’est éteint ; le charbon doré est à peine recouvert d’une poudre de cendre. Une imperceptible vapeur se balance au-dessus, et de la cheminée vient à peine un souffle de chaleur. La fumée de deux pipes s’en va par l’ouverture, et une dernière coupe bruit encore au milieu de la table. Doucement se glisse l’obscurité. — Que j’aime les bavardages intimes et l’amical verre de vin à ce moment qu’on a nommé, je ne sais pourquoi, entre chien et loup ! — Les amis causent en ce moment.
XLVIII
« Eh bien, que font les voisines ? Que fait Tatiana et la mutine Olga ? — Verse encore un demi-verre. Assez, ami. Toute la famille se porte bien ; elle te salue. Ah ! mon cher, que les épaules d’Olga sont devenues belles ! quelle taille ! et quelle âme ! Il faut que nous allions chez eux un jour ; tu leur feras grand plaisir… ; sans cela… juge toi-même. Tu t’y es montré une couple de fois ; et puis l’on ne voit plus le bout de ton nez. Mais à propos… quel imbécile je suis ! tu es invité pour samedi prochain. »