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XI

Ah ! oui, il savait paraître toujours nouveau, étonner l’innocence par une lointaine allusion, l’effrayer par un désespoir de commande, l’amuser par une aimable flatterie ; il savait saisir l’instant de l’émotion, vaincre par le raisonnement ou la passion les préjugés de l’adolescence, attendre la première faveur involontaire, supplier, puis arracher l’aveu, appeler et faire répondre le premier accent du cœur, s’obstiner dans sa poursuite, obtenir enfin une entrevue secrète, et triompher par la solitude et le mystère.

XII

Il avait su de bonne heure émouvoir même le cœur des coquettes de profession. La médisance la plus acérée était à ses ordres quand il fallait annuler des rivaux et les faire tomber dans ses filets ; mais vous, heureux maris, vous restiez toujours ses amis. Tous le caressaient : et le rusé disciple de Faublas, et le vieillard soupçonneux, et le majestueux trompé, toujours content de lui-même, de son dîner et de sa femme.

XIII. — XIV[5]

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XV

Il est encore au lit, que déjà on lui apporte des billets. Qu’est-ce ? des invitations, précisément. Dans trois maisons il est prié pour la soirée. Là, un bal ; ici, une fête d’enfants. Où ira-t-il ? par où commencera-t-il ? Eh bien, il ira partout. Cela décidé, en toilette du matin, un large bolivar sur la tête[6], Onéguine part pour le boulevard de l’Amirauté, et s’y promène nonchalamment jusqu’à ce que sa vigilante montre de Bréguet ait marqué l’heure du dîner.

XVI

Déjà la nuit vient ; il se jette dans un traîneau, et le cri de gare ! gare ! retentit. Son collet de poil de castor s’argente d’une fine poussière glacée. Il arrive chez Talon, sûr que Kavérine[7] l’y attend. Il entre, et le bouchon saute au plafond ; le vin de la comète jaillit. Il entre, et voici déjà devant lui le roastbeaf saignant, et les truffes chères au jeune âge, et toute la fleur de la cuisine française, et l’inaltérable pâté de Strasbourg, entre le succulent fromage de Limbourg et l’ananas aux flancs dorés.

XVII

La soif demande encore des verres pour arroser la graisse brûlante des côtelettes ; mais le son de la pendule annonce qu’un nouveau ballet vient de commencer. Législateur exigeant de la scène, adorateur inconstant des séduisantes actrices, citoyen émérite des coulisses, Onéguine s’élance vers le théâtre, où chacun, s’érigeant en critique, tantôt applaudit un entrechat, tantôt siffle Phèdre ou Cléopâtre, et toujours pour se faire remarquer.

XVIII

Séjour enchanteur ! Là, naguère, brillait le hardi maître de la satire, l’ami de la liberté, von Wiesin[8], et le facile imitateur Kniajinine[9] ; là, Ozérof[10] partageait avec la jeune Séménof[11] le tribut des larmes et d’applaudissements arraché à tout le public ; là, notre Katénine[12] a ressuscité le mâle génie de Corneille ; là, le piquant Chakovskoï[13] a lâché le bruyant essaim de ses comédies ; là, Didelot[14] s’est couronné de gloire ; là, là, à l’ombre des coulisses, mes jeunes années se sont envolées rapidement.

XIX

Ô mes déesses ! où êtes-vous ? qu’êtes-vous devenues ? Écoutez ma voix plaintive. Êtes-vous encore là, ou d’autres beautés vous ont-elles succédé sans vous remplacer ? Entendrai-je encore vos chants ? verrai-je encore le vol léger de la Terpsichore russe ? Ou bien mon triste regard ne doit-il plus revoir les visages connus sur la scène éplorée par votre absence ? Et, spectateur indifférent du plaisir d’autrui, sous mon lorgnon désenchanté, vais-je bâiller silencieusement en me rappelant mon passé ?

XX

Le théâtre est plein. Les loges rayonnent. Le parterre bouillonne et les stalles s’agitent. Le paradis impatient bat des mains. La toile s’envole. Alors, étincelante, aérienne, obéissant à l’archet magique, et entourée d’un cortège de nymphes, paraît Estomina[15]. Rasant à peine le sol d’un pied agile, elle tourne lentement sur elle-même, puis elle bondit, s’élance, s’élance comme un duvet qu’emporte le souffle d’Éole, ploie et déploie sa taille, et frappe son pied de son pied rapide.

XXI

Tous applaudissent. Entre Onéguine ; il marche sur les pieds à travers les fauteuils ; il dirige, en faisant la moue, son double lorgnon sur les loges occupées par des dames inconnues ; puis, après avoir parcouru tous les rangs de spectateurs, il se déclare fort mécontent de tout, des figures, des toilettes ; il échange des saluts avec les gentilshommes, jette un regard distrait sur la scène, se détourne, et dit au milieu d’un bâillement : « Il est temps de les chasser tous ; j’ai longtemps souffert les ballets, mais Didelot lui-même me devient insupportable. »

XXII

Les Amours, les Diables, les Dragons sautent et tournent encore sur la scène ; les laquais fatigués dorment encore dans le vestibule sur les pelisses de leurs maîtres ; on n’a pas encore cessé de frapper des pieds, de tousser, de se moucher, d’applaudir ; les quinquets brillent encore au dedans et au dehors du théâtre ; les chevaux, couverts de givre, continuent à piétiner sur place, tandis que les cochers, autour des grands feux, maudissent les plaisirs de leurs seigneurs et se réchauffent les mains en se frappant les uns les autres ; et déjà Onéguine a quitté le théâtre. Il rentre à la maison pour faire sa toilette.

XXIII

Peindrai-je, dans un tableau fidèle, le cabinet solitaire où l’exemplaire nourrisson de la mode s’habille, se déshabille et se rhabille ? Tout ce que l’esprit mercantile de Londres nous apporte sur les flots de la Baltique en échange de nos bois et de nos suifs ; tout ce que le goût insatiable de Paris invente pour notre luxe, nos fantaisies, nos plaisirs ; tout cela décorait le cabinet d’un philosophe de vingt ans :

XXIV

Ambre sur les grandes pipes de Constantinople ; porcelaines et bronzes sur les meubles ; cristaux à facettes remplis d’essences ; peignes, limes en acier, ciseaux droits, ciseaux tordus, brosses de trente espèces pour les ongles et pour les dents. Cela me fait penser que Rousseau n’a jamais pu comprendre comment l’austère Grimm se permettait de se nettoyer les ongles en sa présence. Le défenseur de la liberté et des droits, en cette circonstance, n’avait pas le sens commun.

XXV

On peut être un homme raisonnable et avoir la manie de soigner ses mains. Ne disputons jamais contre l’opinion du monde ; la coutume est le seul despote sur la terre. Craignant par-dessus tout le blâme qui s’attache aux misères, Onéguine était très-recherché dans sa toilette. Il était capable de passer trois heures entre des miroirs, et il sortait de son boudoir semblable à la pimpante Vénus, si, vêtue d’un habit d’homme, elle se rendait au bal masqué.

XXVI

Je pourrais, à cette heure, occuper le monde savant par une description minutieuse d’une toilette à la dernière mode ; mais, pantalons, fracs, gilets, ce sont des mots qu’on ne trouve pas dans la langue russe, et je vois déjà, je l’avoue à ma honte, que mon pauvre style aurait pu se moins bigarrer de mots étrangers. Mais il y a trop longtemps que je m’ai pu mettre le nez dans notre grand dictionnaire de l’Académie[16].

XXVII

Nous avons autre chose à faire. Partons plutôt pour le bal, lecteur, où déjà Onéguine a galopé dans une voiture de louage. Le long de la rue endormie, devant les maisons sombres, les doubles lanternes des voitures rangées à la file laissent tomber sur la neige de petits arcs-en-ciel lumineux. Un splendide palais se dresse, tout illuminé d’un cercle de lampions. Des ombres passent sur les glaces sans tain des fenêtres. Ce sont des profils, tantôt de femmes charmantes, tantôt d’originaux à la mode.