XXVIII
Notre héros est déposé sur le perron. Il passe rapidement devant le suisse, s’élance sur les degrés de marbre, et, ébouriffant ses cheveux d’un coup de main, il fait son entrée. Le salon est plein de monde. La musique semble fatiguée du tapage qu’elle a déjà fait. C’est la mazourka qui retentit. Il y a foule et bruit partout. Les éperons des officiers résonnent ; les petits pieds des dames volent sur le parquet, et des regards enflammés volent aussi sur leurs traces, tandis que le grincement des violons étouffe mille sortes de murmures jaloux et caressants.
XXIX
Au temps des plaisirs et des désirs irrésistibles, j’étais fou des bals. Il n’y a pas d’endroit plus sûr pour risquer une déclaration ou glisser un billet. Ô vous, maris que je respecte à présent, faites attention à mes paroles, car je désire vous être utile. Et vous aussi, mamans, prenez bien garde à ce que font vos filles. Tenez vos deux yeux bien ouverts ; sans cela, que Dieu vous garde ! Je parle ainsi maintenant, parce qu’il y a longtemps que je ne pèche plus.
XXX
Hélas ! j’ai sacrifié une bonne part de ma vie à de vains amusements. Mais si les mœurs n’en souffraient pas trop, j’aimerais les bals même à présent. Je me plais à la franche folie de la jeunesse, à l’éclat, à la joie, à la foule pressée, aux toilettes savantes des dames. J’adore leurs petits pieds ; mais, par malheur, c’est à peine si vous trouveriez dans toute la Russie trois paires de jolis pieds de femme. Une surtout… longtemps je n’ai pu l’oublier ; triste et renfrogné que je suis, elle revient encore à mon souvenir, et, jusque dans mon sommeil, j’en entends le doux frôlement.
XXXI
Insensé ! où, quand, dans quel désert, pourras-tu donc oublier le passé ? Et vous, pieds charmants, où êtes-vous à cette heure ? où foulez-vous les fleurs du printemps ? Choyés dans la paresse orientale, vous n’avez pas laissé de traces sur la neige de nos tristes climats. Vous n’aimiez que le doux attouchement des moelleux tapis. Combien de temps y a-t-il que j’oubliai pour vous et la soif de la gloire dont je suis dévoré, et la contrée de mes pères, et l’exil où je languis ? Tout ce grand bonheur de mes jeunes années a disparu comme la trace légère laissée sur les champs qu’effleuraient vos pas.
XXXII
Le sein de Diane, les joues de Flore sont charmants, je l’avoue ; mais le pied de Terpsichore est plus attrayant pour moi. Je l’aime, Elvina, sous les longues nappes des tables de banquet, au printemps sur l’herbe des prairies, en hiver sur le fer des cheminées, sur le parquet miroitant des salons, sur le granit des rochers qui bordent la mer.
XXXIII
Je me souviens d’une mer soulevée par l’ouragan. Comme je portais envie aux flots qui accouraient se pressant l’un l’autre pour se coucher amoureusement à ses pieds ! Comme j’aurais voulu venir avec les flots toucher de mes lèvres ces pieds charmants ! Non, jamais, au milieu des élans de ma jeunesse emportée, je n’ai souhaité avec tant d’ardeur les lèvres des jeunes Armides, ou les roses de leur visage ! Non, jamais la passion n’avait si fortement ébranlé mon âme !
XXXIV
Je me souviens d’un autre temps encore. Dans mes pensées, je me vois tenant un heureux étrier, et je sens le doux poids d’un pied dans ma main. Mon imagination s’enflamme à ce souvenir, et mon cœur se met à battre comme alors. Mais c’est assez célébrer des coquettes sur ma lyre bavarde ; elles ne valent ni les passions ni les chants qu’elles inspirent. Les paroles et les regards de ces enchanteresses sont trompeurs à l’égal de ces pieds que j’ai trop chantés.
XXXV
Et mon Onéguine ! à demi sommeillant, il retourne du bal dans son lit, tandis que tout Pétersbourg est déjà réveillé par le bruit de l’infatigable tambour. Les marchands se lèvent ; un vendeur des rues a déjà crié ; l’isvochtchik[17] se dirige lentement vers la station de son attelage ; la laitière, ses pots en équilibre sur l’épaule, marche allègrement en faisant crier sous ses pas la neige compacte ; les bruits agréables du matin s’éveillent ; les volets s’ouvrent ; la fumée des poêles monte en spirale bleuâtre, et le boulanger, allemand ponctuel, coiffé d’un bonnet de coton, a plus d’une fois ouvert son vasistas.
XXXVI
Cependant, fatigué des travaux du bal et changeant le jour en nuit, dort tranquillement dans une ombre heureuse l’enfant gâté du luxe et des plaisirs. Il se réveille après midi, s’habille, et voilà de nouveau préparée jusqu’au lendemain sa vie monotone et bigarrée. Et demain sera ce qu’était hier. Mais était-il vraiment heureux, mon Onéguine, libre, à la fleur des plus belles années, rassasié de conquêtes brillantes et de plaisirs renouvelés chaque jour ? Lui servait-il à quelque chose d’être toujours imprudent et toujours bien portant au milieu des festins ?
XXXVII
Non. La sensibilité s’émoussa bientôt en lui. Le bruit du monde le fatigua ; les beautés ne furent plus l’objet constant de ses pensées. Les trahisons même finirent par le trouver indifférent. L’amitié l’ennuya aussi bien que les amis. Et puis, il ne pouvait cependant pas toujours arroser d’une bouteille de Champagne des beafsteacks et des pâtés de foie gras, et semer des mots piquants lorsqu’il avait mal à la tête. Et bien qu’il eût le sang vif, il cessa de trouver du charme à la perspective d’une pointe de sabre ou d’une balle de pistolet.
XXXVIII
Une certaine maladie, dont il serait vraiment bon de rechercher la cause, que les Anglais nomment spleen, et nous autres Russes khàndra, s’empara de lui peu à peu. Il n’essaya point de se brûler la cervelle, mais il se refroidit complètement dans son amour de la vie. Un nouveau Childe-Harold, moitié farouche, moitié languissant, apparaissait dans les salons. Rien ne semblait le toucher, ni les caquets du monde, ni le boston, ni un regard attendri, ni un soupir indiscret. Il ne remarquait plus rien.
XXXIX — XL — XLI
.......................................................................................................................................................................
XLII
Ô vous, coquettes du grand monde, il vous abandonna avant tout le reste. On doit avouer que, de notre temps, la vie du haut ton n’est pas mal ennuyeuse. Bien que certaines dames sachent citer Say et Bentham, en général leur conversation se compose de balivernes insupportables, quoique innocentes. En outre, elles sont si impeccables, si majestueuses, si pleines de science, si riches de piété, si méticuleuses et si inabordables aux hommes, que leur vue seule engendre l’ennui.
XLIII
Et vous, faciles beautés que de rapides droschkis entraînent, à la nuit tombante, sur le méchant pavé de Pétersbourg, vous aussi, Onéguine vous abandonna. Renégat des jouissances bruyantes, il s’enferma dans sa maison. Il prit une plume, en bâillant, et voulut écrire ; mais tout travail suivi lui était insupportable. Rien ne sortit de sa plume, et il ne put devenir membre de cette confrérie querelleuse que je ne juge point puisque j’en fais partie moi-même.
XLIV
Et de nouveau, ressaisi par le far niente, il se rassit devant sa table dans le louable projet de s’approprier l’esprit d’autrui. Il chargea les rayons de sa bibliothèque d’un bataillon de livres. Il lut, il lut, il lut… et sans aucun profit. Là l’ennui, ici la tromperie ou les rêveries vaines ; celui-ci n’a point de conscience, celui-là pas le sens commun. Et tous portent des chaînes, chacun la sienne. Le vieux a vieilli, et le neuf ne fait que se traîner dans les pas du vieux. Onéguine abandonna les livres comme il avait abandonné les femmes. Et il recouvrit d’un rideau de deuil la famille poudreuse de sa bibliothèque.