XLV
Ayant aussi rejeté le joug des lois du monde ; étant comme lui revenu de toute vanité, je fis à cette époque la connaissance d’Onéguine. Sa physionomie me plaisait, ainsi que son attachement obstiné aux rêveries de l’imagination, ainsi que la bizarrerie inimitable de son esprit vif et refroidi. J’étais aigri ; il était triste. Tous deux nous avions connu l’orage des passions. Tous deux, la vie nous fatiguait, et tous deux nous étions réservés à éprouver la malignité de la fortune et des hommes, au matin même de notre vie.
XLVI
Celui qui a vécu et qui a réfléchi ne peut point, quoi qu’il fasse, ne pas mépriser les hommes dans son âme. Celui qui a senti vivement est condamné à être hanté par le spectre des jours qui ne peuvent revenir. Celui-là n’a plus d’enchantement ; le serpent du souvenir le mord plus cruellement que celui du repentir. Tout ceci, du reste, donne un grand charme à la conversation. Au début, la langue d’Onéguine me troublait ; mais bientôt je m’habituai à sa discussion envenimée, à sa plaisanterie assaisonnée de fiel, à la cruauté de ses sombres épigrammes.
XLVII
Combien de fois, au cœur de l’été, lorsque le ciel nocturne se dresse transparent et clair au-dessus de la Neva[18], et que le miroir des eaux, dans sa gaie limpidité, ne reflète pourtant pas le disque de Diane ; combien de fois, rappelant les romans de la jeunesse et l’amour envolé, redevenus sensibles et insouciants, nous avons bu à longs traits et en silence le souffle de la nuit bienfaisante ! Ainsi qu’un forçat transporté pendant son sommeil d’un sombre bagne dans un bois verdoyant, nous étions ramenés par la mémoire vers les jeunes épanouissements de la vie.
XLVIII
L’âme pleine de je ne sais quels regrets, et appuyé sur le granit des quais, Onéguine se tenait rêveur, ainsi que le poëte s’est peint lui-même[19]. Tout dormait tranquille. On n’entendait que les cris que se renvoyaient les sentinelles nocturnes, ou le bruit soudain d’un droschki traversant la Milionaïa[20], tandis qu’un bateau solitaire, qui agitait lentement ses rames comme de grandes ailes, descendait le fleuve endormi, et, disparu dans le lointain, nous charmait par un chant hardi qui s’en élevait avec le son du cor. C’était doux, mais combien plus doux encore est le chant des octaves du Tasse !
XLIX
Ô flots de l’Adriatique, ô rives de la Brenta, vous verrai-je avant de mourir ? Et plein d’un enthousiasme encore inconnu, entendrai-je les chants magiques que vous entendez ? Ils sont sacrés pour les fils d’Apollon. La lyre orgueilleuse d’Albion[21] me les a fait connaître, et je sens qu’il y a entre eux et moi parenté. Oui, je jouirai librement des nuits dorées de l’Italie, lorsque, glissant dans une gondole mystérieuse, aux côtés d’une jeune Vénitienne, tantôt causeuse, tantôt muette, mes lèvres sauront trouver la langue de Pétrarque et de l’amour.
L
Sonnera-t-elle l’heure de ma délivrance ? Je l’appelle, je l’appelle. J’erre sur le rivage, j’attends un vent favorable, je hèle les vaisseaux. Quand commencerai-je enfin ma libre course sur les libres chemins de la mer, n’ayant plus à lutter qu’avec les flots et les tempêtes ? Il est temps que j’abandonne ce monotone élément qui m’est hostile, et que, bercé sur les vagues brûlées du soleil, sous le ciel de mon Afrique[22] je soupire au souvenir de ma sombre Russie, où j’ai souffert, où j’ai enterré mon cœur, mais où j’ai aimé.
LI
Onéguine était prêt à visiter avec moi des contrées étrangères ; mais alors le destin nous sépara pour longtemps. Ce fut à cette époque que mourut son père. Une troupe affamée de créanciers vint fondre sur Onéguine, qui, indifférent à son sort, haïssant les procès et sachant bien qu’il n’y perdrait pas grand’chose, leur abandonna tout son héritage. Peut-être prévoyait-il déjà la mort de son oncle.
LII
En effet, il reçut bientôt une missive de l’intendant lui annonçant que son oncle était alité, mourant, et qu’il désirait lui faire ses derniers adieux. Ayant lu la triste épître, Onéguine partit en hâte, et, tout en bâillant, il se préparait déjà, comme nous l’avons vu au début de ce roman, à l’ennui et aux tromperies, lorsque, arrivé au village de son oncle, il trouva le vieillard étendu sur la table funèbre, offrande préparée à la terre.
LIII
La maison était pleine de monde. De tous côtés étaient venus amis et ennemis, tous également amateurs des repas d’enterrements. On mit le défunt en terre ; les popes et les visiteurs mangèrent et burent tout leur soûl, puis se séparèrent gravement comme s’ils avaient accompli une importante fonction. Voilà notre Onéguine devenu campagnard, maître absolu de fabriques, de bois, d’eaux, de terres. Lui, jusque-là l’ennemi de tout ordre, jusque-là dissipateur, il fut enchanté de changer sa précédente carrière contre quoi que ce fût.
LIV
Pendant deux jours, il trouva nouveaux les prés solitaires, la fraîcheur des bois ombreux, le murmure d’un timide ruisseau. Le troisième jour, ces bois et ces prés ne l’occupaient plus ; puis ils lui furent indifférents ; puis il s’aperçut bientôt que l’ennui est le même à la campagne, bien qu’il n’y ait ni rues, ni palais, ni bals, ni cartes, ni poëtes. La khàndra l’attendait à l’affût et se mit à le suivre partout comme son ombre ou comme une femme trop fidèle.
LV
J’étais né, moi, pour la vie tranquille, pour le calme du village. Dans la solitude retentit mieux la voix de la lyre, et les rêves créateurs ont plus de fécondité. Voué à des loisirs innocents, j’aime à errer sur les bords d’un lac désert, et je ne prends de loi que de ma paresse. Chaque matin je me réveille pour la voluptueuse jouissance de la liberté. Je lis peu, je dors beaucoup. Je n’essaye point d’arrêter au passage la gloire qui passe en volant. N’est-ce pas ainsi, dans cette inactivité paisible, qu’ont coulé mes plus heureux jours ?
LVI
Ô fleurs, prairies, chaumières, paresse, je vous suis voué de toute mon âme ! Et je m’empresse de faire remarquer la différence qui me sépare d’Onéguine pour qu’un lecteur ironique, ou quelque éditeur de calomnies ingénieuses, ne s’avise pas de prétendre, sans crainte de Dieu, que j’ai ici barbouillé mon portrait, à l’instar de Byron, ce poète de l’orgueil, comme s’il était impossible d’écrire des poëmes autrement que sur soi.
LVII
On me reproche aussi de chanter l’amour. Mais les poëtes aiment l’amour rêveur et mystérieux. Des êtres charmants s’offraient à moi comme en songe, mon âme gardait en son secret leur image, et la muse venait les animer de son souffle. C’est ainsi que, libre de chaînes, je chantais mon idéal, la fille des montagnes[23], et les captives des rives du Salghir[24]. Maintenant, vous m’adressez souvent cette question, mes amis : Pour qui soupire ta lyre ? À qui, dans la foule des jeunes filles, jalouses de la préférence, en as-tu consacré les chants ?
LVIII
De qui le regard, éveillant chez toi l’inspiration, a-t-il récompensé ton chant mélodieux ? Qui fut l’idole de ta poésie ? — Eh ! mes amis, personne, je vous le jure. J’ai ressenti, sans récompense, les folles agitations de l’amour. Heureux celui qui a pu greffer sur elles la fièvre des rimes ! Par là, marchant sur les traces de Pétrarque, il a doublé l’ivresse sacrée de la poésie ; il a du même coup calmé les tourments de son cœur, et de plus il a saisi la gloire. Mais, pendant que je sentais l’amour, j’étais sot et muet.