XIII
Mais, n’ayant aucun désir d’entrer sous le joug du mariage, Lenski préféra se rapprocher d’Onéguine. Ils se rapprochèrent en effet. L’eau et le rocher, les vers et la prose, la glace et le feu sont moins différents. Au commencement, ils se fatiguèrent l’un l’autre par leur diversité. Puis, ils se plurent par cela même qu’ils différaient. Puis ils se virent tous les jours, et devinrent bientôt inséparables. Hélas ! j’en fais l’aveu tout le premier, c’est par oisiveté que les hommes deviennent amis.
XIV
Mais non, cette amitié même n’existe plus parmi les hommes. Ayant secoué cette dernière superstition, nous nous considérons seuls comme des unités, et tenons le reste du monde pour des zéros. Tous nous nous haussons à la hauteur d’un Napoléon. Qu’on nous donne le pouvoir absolu, et pour nous aussi des millions d’animaux bipèdes seront de la chair à canon. Soyons francs : la sensibilité ne nous est pas moins singulière que ridicule. Onéguine était resté plus supportable que beaucoup d’autres ; car, bien qu’il connût les hommes et les méprisât en masse, il savait faire des exceptions et respectait la sensibilité dans autrui.
XV
Il écoutait Lenski en souriant. L’ardente conversation du poëte, son esprit encore incertain dans ses jugements, ce qui n’empêchait point son œil d’étinceler, tout lui était nouveau. Il tâchait de retenir sur ses lèvres le mot sceptique qui refroidit. Il se disait : « Ce serait une cruauté de ma part de troubler son bonheur éphémère. Son temps viendra bien sans moi. Laissons-le vivre en attendant ; laissons-lui croire à la perfection de ce monde ; pardonnons à la fièvre des jeunes années cette jeune flamme et ce jeune délire. »
XVI
Tout sujet faisait naître entre eux la discussion et les amenait à réfléchir ; les traces des générations passées, les fruits de la science, le bien et le mal, les préjugés séculaires, l’impénétrable mystère du tombeau, le destin et la vie, tout passait tour à tour devant leur tribunal. Cependant le poëte, s’oubliant dans l’ardeur de ses propres arrêts, déclamait des fragments de poëmes éclos sous le septentrion, et le bienveillant Onéguine, quoiqu’il les comprit fort peu, écoutait le jeune inspiré avec une gravité attentive.
XVII
Mais c’était surtout l’analyse des passions qui occupait les loisirs de nos deux solitaires. Délivré de leur puissance capricieuse, Onéguine en parlait toutefois avec un soupir d’involontaire compassion. Heureux celui qui, ayant connu leurs agitations, a su enfin s’y soustraire ! Mais plus heureux encore celui qui ne les a nullement connues, et qui a su tempérer l’amour par la séparation, la haine par la médisance, qui, échappant aux tourments de la jalousie, a su nonchalamment bâiller avec ses amis et sa femme, et n’a jamais confié le capital assuré, légué par ses ancêtres, à la perfidie d’un as de carreau !
XVIII
Lorsque, vaincus enfin, nous nous rallions sous la bannière de la sagesse ; lorsque le feu des passions s’est éteint, et que nous commençons à trouver risibles leur empire, leurs élans et même leurs échos attardés ; humbles, non sans effort, nous aimons à entendre parfois la langue fougueuse des passions d’autrui, qui nous remue étrangement le cœur. Ainsi un vieil invalide, oublié dans sa chaumière, prête volontiers son oreille et son intérêt aux récits des jeunes bravaches.
XIX
D’ailleurs la jeunesse ardente ne sait rien cacher. Elle est prête à s’ouvrir également sur sa haine et sur son amour, sur sa tristesse et sur ses joies. Enrôlé parmi les invalides, Onéguine écoutait d’un air sérieux comment, épris de la confession de son propre cœur, le poëte s’épanchait devant lui, comment il mettait naïvement à nu sa conscience confiante. Onéguine apprit de la sorte toute l’histoire de son jeune amour. C’était un récit qui n’était riche qu’en sentiment, et plus touchant que neuf.
XX
Ah ! il aimait comme on n’aime plus de notre temps, comme l’âme insensée d’un poëte est seule destinée à aimer : toujours, partout la même image, les mêmes désirs et la même tristesse. Ni l’éloignement qui refroidit, ni les longues années d’absence, ni les heures données aux Muses, ni les beautés étrangères, ni les divertissements, ni les sciences, rien n’avait changé son âme, que, de bonne heure, une chaste flamme avait consumée.
XXI
À peine adolescent, le cœur encore endormi, il avait été le témoin attendri des jeux enfantins d’Olga. Il avait partagé ses ébats sous l’ombre protectrice des bois, et les pères des deux enfants, amis et voisins, les avaient destinés l’un à l’autre. Sous l’humble toit d’une demeure solitaire, elle avait grandi, pleine d’un charme innocent, comme un muguet caché dans l’herbe épaisse, qu’ignorent les abeilles et les papillons.
XXII
C’est elle qui fit don au poëte des premiers rêves de la naissante inspiration ; ce fut son image qui lui inspira le premier gémissement de sa lyre. Disant un adieu soudain aux jeux de l’enfance, il s’était mis à aimer les bois épais, et la solitude, et le silence, et la nuit, et les larmes, et les étoiles, et la lune, la lune, cette lampe céleste à qui nous avons consacré tant de promenades nocturnes, et dans laquelle nous ne voyons plus aujourd’hui qu’un obscur remplaçant de nos fumeux réverbères.
XXIII
Toujours modeste, toujours obéissante, toujours gaie comme le matin, des yeux bleus comme le ciel, un sourire naïf, des tresses de lin, une fine taille, une voix argentine, tout dans Olga……. Mais prenez le premier roman venu, et vous y trouverez son portrait ; il est charmant ; autrefois je l’ai beaucoup aimé, et maintenant il m’ennuie à mourir, et permettez-moi, lecteur, de vous parler de sa sœur aînée.
XXIV
Son nom était Tatiana. C’est pour la première fois que notre caprice s’avise d’introduire ce nom dans les pages timorées d’un roman. Et pourquoi pas ? il est agréable, sonore ; mais j’avoue qu’il réveille nécessairement des souvenirs d’antichambre. Hélas ! nous autres Russes, nous avons aussi peu de goût dans les noms propres qu’en toute autre chose. La civilisation ne nous sied pas, et tout ce que nous avons su en prendre, c’est l’affectation.
XXV
Ainsi donc elle s’appelait Tatiana. Ni par les traits mignons, ni par la fraîcheur rosée de sa sœur, elle ne pouvait attirer les regards. Triste, solitaire, sauvage, timide comme une biche des bois, elle semblait, dans sa propre famille, une jeune fille étrangère. Jamais elle ne sut faire avec ses parents un échange de caresses. Quoique enfant, elle ne voulut jamais jouer et folâtrer dans la foule des autres enfants ; et souvent elle passait des journées entières gravement assise à la fenêtre.
XXVI
C’était la mélancolie, sa compagne assidue depuis les jours du berceau, qui embellissait pour elle, par ses rêveries, les longues heures des loisirs de la campagne. Ses doigts délicats ne connaissaient point l’aiguille ; jamais, penchée sur un métier, elle n’avait animé la toile de gracieux dessins. Elle n’aimait point le jeu de la poupée, ce jeu indice certain du penchant à commander. C’est avec sa poupée obéissante que l’enfant se prépare en riant aux lois et aux convenances du monde, en lui répétant avec gravité les leçons reçues de sa maman.
XXVII
Jamais Tatiana ne prit dans ses bras une poupée ; jamais elle ne l’entretint des bruits de la ville et des inventions de la mode. Les espiègleries enfantines lui étaient inconnues. Des récits terribles dans l’obscurité des nuits d’hiver charmaient bien plus son cœur. Quand la nourrice rassemblait pour Olga toutes ses petites compagnes sur une vaste prairie, Tatiana ne jouait point au gorelki[27]. Le rire évaporé des plaisirs bruyants ne lui causait que de l’ennui.