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II

— « Je ne vois pas grand mal à cela. — Mais l’ennui, voilà le grand mal. — Je déteste votre monde élégant, et je préfère un cercle intime où je puis… — Une autre églogue ! Finis donc. Mais puisque tu es décidé à partir, ne pourrais-je pas aussi voir cette Philis, objet de tes pensées, de tes larmes, de tes rimes, etc. Présente-moi. — Tu te moques ? — Nullement. Dis-moi quand il faut nous mettre en route. — Tout de suite ; ils nous recevront avec plaisir. »

III

Les amis partent ; ils arrivent, ils se présentent. On étale devant eux le lourd attirail de la vieille hospitalité. Les cérémonies de ces réceptions sont connues. On apporte des confitures sur de petites assiettes ; on pose une large carafe d’eau de cassis sur une table recouverte de toile cirée……………………………………………………

IV

Pendant qu’ils reviennent au galop de leur attelage, écoutons la causerie des deux amis. « Eh bien, Onéguine, tu bâilles ? — C’est une habitude, Lenski. — Tu parais plus ennuyé qu’auparavant ? — Non, ni plus ni moins ; mais il fait déjà sombre. Allons, fouette tes chevaux, Androuchka. Quel stupide pays nous traversons ! À propos, la vieille Larine est bien simple ; mais c’est une gentille petite vieille. J’ai peur que son eau de cassis m’ait fait mal. »

V

« Laquelle des deux est Tatiana ? — Celle qui, mélancolique et silencieuse comme Swetlana[36], est assise près de la fenêtre en entrant. — Est-il possible que tu sois amoureux de l’autre ? — Pourquoi non ? — J’aurais choisi la Tatiana, si j’étais comme toi un poëte. Il n’y a pas de vie dans les traits d’Olga, pas plus que dans ceux de la madone de Van-Dyck. Elle est ronde et rouge de visage comme cette sotte lune sur ce sot horizon. » Vladimir répondit sèchement et n’ouvrit plus la bouche jusqu’au logis.

VI

Cependant l’apparition d’Onéguine chez les Larine produisit à la ronde une grande impression, et mit le trouble chez tous les voisins. Les conjectures se suivirent à la file ; tous s’empressèrent de juger le fait avec force chuchotements et plaisanteries. Tatiana avait trouvé son fiancé. Il y en avait qui allaient jusqu’à affirmer que le mariage était complètement arrangé, et que, s’il ne s’était pas fait encore, c’est parce qu’on n’avait pas pu se procurer des anneaux assez élégants. Quant au mariage de Lenski, c’était pour eux, et dès longtemps, chose convenue.

VII

Tatiana écoutait ces caquets avec dépit. Mais la pensée qu’ils éveillaient en elle et qui revenait involontairement lui causait une épouvante mêlée de charme. Son temps était venu, et l’amour était né. C’est ainsi que les feux du printemps font soudainement germer une graine qui sommeillait inerte. Dès longtemps son imagination se consumait dans l’approche de cette crise fatale ; dès longtemps son jeune cœur, sans attendre personne, attendait quelqu’un.

VIII

L’attente s’accomplit. Ses yeux s’ouvrirent ; elle se dit : c’est lui ! Hélas ! maintenant, les jours, les nuits, les veilles, le sommeil solitaire, tout est plein de lui. Tout ce qu’elle aperçoit semble lui répéter constamment et avec mystère le nom aimé. Le son des paroles caressantes de ses parents et le regard attentif des serviteurs lui sont également importuns. Elle n’écoute point les visiteurs ; elle se borne à maudire leurs loisirs éternels, leur présence contrariante et leur séjour sans fin.

IX

Quelle attention elle met maintenant dans la lecture des romans qui l’abreuvent de leurs séduisantes fictions ! Tous ces fils de l’imagination, l’amant de Julie, et Malek-Adel, et De Lynar, et Werther, ce martyr de lui-même, et l’incomparable Grandisson, qui nous fait aujourd’hui si bien dormir, tous se fondirent en une seule image aux yeux de la jeune rêveuse, celle d’Onéguine.

X

S’imaginant être l’héroïne de ses histoires favorites, Clarisse, Julie ou Delphine, Tatiana erre seule, le livre dangereux à la main, dans le silence des forêts. Elle y cherche, elle y trouve le feu secret qui la consume et ses propres rêveries ; s’appropriant les transports et les infortunes d’autrui, elle murmure, parmi ses soupirs, une lettre destinée à son héros chéri… Mais le nôtre n’était certainement pas un Grandisson.

XI

Il fut un temps, jadis, où les poëtes, montant leur lyre au plus haut diapason, nous montraient dans leur héros le modèle de toutes les perfections humaines. À cet objet aimable, toujours injustement persécuté, ils prêtaient une âme sensible, un esprit brillant, une figure angélique. Nourrissant le feu de la passion la plus chaste, toujours en proie à l’extase, ce héros était perpétuellement prêt au sacrifice de lui-même, et à la fin de la dernière partie le crime était toujours puni, tandis qu’une couronne digne d’elle venait toujours ceindre le front de la vertu.

XII

Maintenant, au contraire, un brouillard s’étend sur tous les esprits. La morale nous endort, et le péché, partout aimable, triomphe jusque dans le roman. Les fantômes de la muse britannique troublent le sommeil de la jeune vierge ; son idole est le Vampire mélancolique, ou Melmoth, ce sinistre vagabond, ou le Juif-Errant, ou le Corsaire, ou le mystérieux Sbogar. Byron, par un caprice qui a fait fortune, a vêtu l’égoïsme effréné des atours d’un langoureux romantisme.

XIII

Mais moi, mes amis, je ne parle pas de la sorte. Si jamais, par la volonté des cieux, je cesse d’être poëte ; si un nouveau démon s’empare de moi, et si, bravant les menaces d’Apollon, je m’abaisse jusqu’à l’humble prose, alors un roman à la vieille mode occupera mon paisible couchant. Je n’y représenterai pas sous des formes effrayantes les secrets tourments du crime ; mais je vous raconterai simplement les anciennes traditions des familles du pays, les tranquilles agitations d’un amour légitime et les mœurs de nos ancêtres.

XIV

Je répéterai les simples discours d’un père ou d’un oncle ; je dirai les rencontres arrangées d’avance des enfants près d’un ruisseau ou sous de vieux tilleuls ; je dirai les tourments imaginaires d’une jalousie sans objet, la séparation, l’absence, les larmes de la réconciliation ; je les ferai se quereller encore une fois, et enfin je les conduirai à l’église. Alors je me rappellerai les paroles de l’amour anxieux qui, aux jours envolés, me venaient sur les lèvres aux pieds d’une charmante maîtresse, ces paroles dont je suis depuis longtemps déshabitué.

XV

Tatiana, ma chère Tatiana, je pleure maintenant avec toi et sur toi, car je vois que tu as remis ton cœur aux mains d’un conquérant à la mode. Tu périras, pauvre enfant ; mais auparavant, éblouie par un mirage d’espérance, tu te consumeras à appeler un bonheur ignoré. Tu t’imagineras jouir de la vie en buvant à longs traits un breuvage empoisonné qui ne saurait seulement étancher ta soif. Et cependant tu vois à chaque pas l’endroit d’une heureuse rencontre ; partout, devant toi, apparaît l’image de ton vainqueur.

XVI

L’angoisse de l’amour poursuit Tatiana. Elle la chasse au jardin ; et tout à coup, fixant ses yeux immobiles, Tatiana se sent hors d’état de faire un pas de plus. Son sein s’élève, ses joues se couvrent d’un incarnat subit, la respiration s’arrête sur ses lèvres ; elle éprouve des tintements dans les oreilles, elle voit des lueurs devant ses yeux… La nuit vient ; la lune fait la ronde au plus haut des cieux et le rossignol prélude sous l’ombre des arbres. Tatiana ne dort point et cause à voix basse avec sa nourrice.