XVII
« Je ne puis dormir, nourrice. On étouffe ici. Ouvre la fenêtre et assieds-toi près de moi. — Qu’as-tu, Tania ? — Je m’ennuie. Conte-moi quelque chose. — Que puis-je te conter, Tania ? Il fut un temps où je gardais dans ma mémoire toutes sortes de vieilles histoires, de contes sur les méchants esprits ou sur les jeunes filles. Mais maintenant en moi tout est devenu sombre, Tania ; j’ai oublié ce que j’ai su. Ah ! oui ; le mauvais temps est venu. Vois-tu, quand on devient vieux… — Parle-moi, nourrice, de tes jeunes années. As-tu été amoureuse ? »
XVIII
« — Y penses-tu, Tania ? Dans ce temps-là, nous n’avions jamais ouï parler de l’amour. Sinon, feu ma belle-mère m’aurait envoyée dans l’autre monde. — Alors, comment t’es-tu mariée, nourrice ? — Sans doute que Dieu l’a voulu ainsi. Mon Vania[37] était plus jeune que moi, mon cœur ; et pourtant je n’avais que treize ans. La svakhâ[38] vint chez sous deux semaines durant, et enfin mon père me donna sa bénédiction. Je pleurais amèrement de frayeur. On me défit ma tresse pendant que je pleurais[39] et l’on me conduisit à l’église en chantant. »
XIX
« Et puis je fus introduite dans une famille étrangère… Mais tu ne m’écoutes point. — Ah ! nourrice, nourrice, je me sens mal, je souffre, je suis prête à pleurer, à sangloter. — Tu es malade, mon enfant ? Que Dieu te prenne en pitié ! Demande ce que tu veux. Laisse-moi t’asperger d’eau bénite. Tu es toute brûlante. — Non, je ne suis pas malade. Sais-tu, nourrice ? je suis amoureuse. — Oh ! mon enfant, que Dieu soit avec toi ! » Et de sa vieille main, la nourrice se mit à faire des signes de croix sur la jeune fille en marmottant des prières. »
XX
« Je suis amoureuse, répétait Tatiana à voix basse, avec désolation. — Mon cher cœur, tu es malade. — Laisse-moi, je suis amoureuse. » Et cependant la lune brillait ; elle éclairait de sa faible lueur la pâle beauté de Tatiana, et ses cheveux épars, et les gouttes de ses larmes, et sur un petit banc, aux pieds de notre héroïne, la vieille enveloppée d’une longue casaque, un mouchoir roulé sur sa tête grise ; tandis qu’autour d’elles tout sommeillait dans le calme sous les rayons de l’astre de paix.
XXI
Tatiana y fixait ses regards, et son cœur s’élançait dans l’espace lorsqu’une idée subite vint frapper son esprit. « Va, nourrice, laisse-moi seule. Donne-moi une plume, de l’encre ; approche-moi la table. Je me coucherai bientôt. Adieu. » Et la voilà seule. Le silence l’entoure. Le coude appuyé sur la table, elle écrit. Onéguine ne quitte point ses pensées, et l’amour de la jeune innocente respire à chaque ligne de cette lettre irréfléchie. Elle est écrite, pliée. Tatiana que viens-tu de faire ?
XXII
J’ai connu des beautés inabordables, froides et pures comme la neige de l’hiver, impossibles à toucher, à séduire, incompréhensibles même à l’esprit. J’admirais leur morgue de grand ton, leur vertu de naissance. Mais j’avoue que je fuyais à leur approche, car je croyais lire avec terreur, au-dessus de leurs sourcils, l’inscription de la porte de l’Enfer : « Laissez toute espérance[40]. » Inspirer de l’amour, c’est un malheur pour elles ; effrayer les hommes, c’est leur unique jouissance. Vous avez pu, cher lecteur, en rencontrer de semblables sur les bords de la Néva.
XXIII
Entourées d’adorateurs obéissants, j’ai vu d’autres capricieuses, vaniteusement indifférentes aux soupirs et aux louanges de la passion. Que découvrais-je avec étonnement ? effrayant l’amour timide par une conduite farouche, elles semblaient pourtant l’attirer par une feinte pitié. Tout au moins le son de leur voix paraissait plus tendre, et, dans son aveuglement crédule, le novice soupirant courait de nouveau après ce séduisant mensonge.
XXIV
En quoi donc Tatiana serait-elle plus coupable que celles-là ? Est-ce parce que, dans sa simplicité naïve, elle ne connaît point la ruse, et se fie à ses impressions ? Est-ce parce qu’elle aime sans artifice, qu’elle est confiante, que le Ciel lui a donné une imagination ardente, une volonté rapide, et un caractère opiniâtre avec un cœur tendre, facile à enflammer ? Ne sauriez-vous lui pardonner l’étourderie de la passion ?
XXV
Une coquette agit de sang-froid ; mais ce n’est pas en plaisantant qu’aime Tatiana ; elle s’abandonne sans conditions à son sentiment. Elle ne se dit pas : « Ajournons ; nous doublerons ainsi le prix de nos faveurs ; nous attirerons plus sûrement dans nos filets. Aiguillonnons la vanité par l’espérance, tourmentons le cœur par l’incertitude, puis réchauffons-le aux feux de la jalousie. Sinon, ennuyé de sa facile victoire, l’esclave rusé est toujours prêt à briser sa chaîne. »
XXVI
Je prévois une autre difficulté. Pour l’honneur de notre idiome national, je me vois obligé sans nul doute à traduire la lettre de Tatiana. Elle savait assez mal le russe, ne lisait point nos gazettes, et avait de la peine à s’exprimer par écrit dans sa langue maternelle. De sorte qu’elle écrivit sa lettre en français. Qu’y faire ? je le répète, jusqu’à présent l’amour de nos dames n’a pu s’exprimer en russe ; jusqu’à présent notre fière langue n’a pu se plier à la petite prose des petits billets doux.
XXVII
Je sais qu’on veut maintenant forcer nos dames à lire le russe ; j’en frémis, sur ma parole. Puis-je me les représenter le Bien intentionné à la main[41] ? J’en appelle à vous, ô poëtes mes collègues : n’est-il pas vrai que tous ces charmants objets auxquels vous avez consacré vos rimes discrètes, n’est-il pas vrai que tous, sans exception, possédant imparfaitement la langue russe, la défiguraient avec gentillesse, et que, dans leur bouche, une langue étrangère était devenue leur langue maternelle ?
XXVIII
Pour moi, je prie Dieu de me faire la grâce de ne jamais rencontrer au bal, ou sur le perron où se font les adieux, un séminariste en châle jaune ou un académicien en bonnet de dentelle. Pas plus qu’une bouche rose sans sourire, je n’aime une phrase russe sans faute de grammaire. Il est possible que, pour mon malheur, la nouvelle génération des jeunes beautés, cédant aux supplications gémissantes de nos gazettes, s’habituent à respecter la grammaire. Mais moi….. que m’importe ? je resterai fidèle au vieil ordre de choses.
XXIX
Le murmure incorrect d’une jolie voix, une prononciation fautive, exciteront comme autrefois un frémissement de cœur dans ma poitrine. Jamais je ne m’en repentirai, et les gallicismes auront toujours pour moi la douceur des péchés de ma jeunesse et des vers de Bogdanovitch[42]. Mais c’est assez ; il est temps que je revienne à la lettre de Tatiana. J’ai donné ma parole, et pourtant, devant Dieu, je suis prêt à y manquer. Il faudrait la plume de Parny ; mais elle n’est plus à la mode.
XXX
Ah ! si tu étais encore avec moi, ô chantre des Festins et de la Mélancolie[43], je t’aurais fatigué de ma demande indiscrète jusqu’à ce que tu eusses consenti à prêter tes rimes enchanteresses aux paroles étrangères de la jeune amoureuse. Où es-tu ? viens ; je t’abandonne tous mes droits avec un profond salut. Mais au milieu de rochers sombres et farouches, le cœur déshabitué de toutes louanges, tu erres seul sous le ciel rigoureux de la Finlande, et ton âme n’entend point ma requête.
XXXI
J’ai là, devant mes yeux, la lettre de Tatiana ; je la conserve avec un saint respect ; je la lis avec une sainte angoisse, et je ne puis la lire assez[44]. Qui lui a donné cette tendresse et cette charmante négligence des mots ? Qui lui a inspiré ces folies touchantes, cette conversation du cœur avec lui-même, entraînante et périlleuse ? je n’en sais rien. Mais voici une traduction incomplète et faible, comme une pâle copie d’un tableau plein d’éclat, ou bien comme l’ouverture du Freyschutz sous les doigts timides d’une pensionnaire.