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— Quand comptez-vous donner l’ordre d’activer Changcheng ?

Le Président se tourna vers lui et haussa les sourcils.

— Moi ? Non, non. Ce serait… (Il balaya du regard la pièce luxueuse, comme s’il cherchait un mot caché parmi les objets de porcelaine et de cristal.) Ce serait inconvenant, dit-il enfin. Il serait beaucoup plus correct que ce soit vous qui en donniez l’ordre.

Zhang s’efforçait visiblement de rester impassible, et il fit la seule réponse possible dans les circonstances :

— Oui, Excellence.

Caitlin ne l’avait pas dit à Bashira quand celle-ci lui avait posé la question dans la cafétéria, mais la première chose qu’elle voudrait vraiment voir, c’était le visage de sa mère. Elles avaient toutes les deux ce qu’on appelle un visage en forme de cœur, même si le modèle en plastique qu’elle avait tâté à l’école n’avait pas grand-chose à voir avec la forme idéalisée qu’on trouve dans les boîtes de chocolat et les cartes de la Saint-Valentin.

Caitlin savait que sa mère et elle avaient également le même nez – petit et légèrement retroussé –, et que leurs yeux étaient plus rapprochés que la moyenne. Elle avait lu qu’il était normal d’avoir entre les yeux l’espace d’un troisième œil imaginaire. Elle aimait beaucoup cette expression. Un œil imaginaire, pensait-elle, devait voir des choses imaginaires, et ce n’était pas très différent de la vision qu’elle avait du monde. De fait, il lui arrivait souvent de lire ou d’entendre des choses qui l’obligeaient à remettre en question sa conception de la réalité. Elle se souvenait du choc qu’elle avait ressenti autrefois quand elle avait appris que les quartiers de la Lune n’étaient pas comme des grosses parts de tarte…

Enfin, en ce moment, elle était bien sûre de se trouver dans une salle d’examen de l’hôpital rattaché à l’université de Tokyo, et d’avoir une bonne image mentale de cette pièce. Elle était assez petite – elle s’en rendait compte à la façon dont le son s’y réverbérait. Elle savait également que son fauteuil était rembourré, et le toucher et l’odeur du tissu lui indiquaient que c’était du vinyle. Elle savait aussi que trois autres personnes étaient présentes : sa mère, debout devant elle ; le Dr Kuroda, qui avait manifestement mangé quelque chose d’épicé à son déjeuner ; et l’un des collègues de Kuroda, une femme qui enregistrait tout avec une caméra vidéo.

Kuroda avait fait un petit discours en japonais devant la caméra, et il le répétait maintenant en anglais :

— Mlle Caitlin Decter, âgée de quinze ans et aveugle de naissance, souffre d’un défaut de codage systématique dans son processus de vision : toutes les informations que ses rétines sont censées coder le sont effectivement, mais de façon tellement brouillée qu’elles sont inintelligibles pour son cerveau. Ce brouillage est cohérent, dans la mesure où il se produit toujours de la même façon, et la technologie que nous avons mise au point va simplement remettre ces signaux dans le code normal de la vision humaine. Nous allons maintenant voir si son cerveau est capable d’interpréter les signaux corrigés.

Pendant toute la version japonaise, ainsi que pendant la version en anglais, Caitlin n’avait cessé de se concentrer sur les détails sensoriels qu’elle pouvait repérer dans la pièce : les sons et leurs échos ; les odeurs qu’elle essayait de différencier pour en déterminer l’origine ; le contact des accoudoirs de son fauteuil et du dossier. Elle cherchait à bien établir dans son esprit sa perception de cet endroit avant de le voir pour de vrai.

Quand le Dr Kuroda eut terminé son petit discours, il se tourna face à elle – comme l’indiquait la modification du son de sa voix – et lui dit :

— À présent, mademoiselle Caitlin, fermez les yeux, s’il vous plaît. Caitlin obéit. Rien ne changea.

— Très bien. Nous allons maintenant retirer le pansement. Gardez les yeux fermés, je vous prie. Il pourrait y avoir un peu de bruit de fond visuel quand j’activerai l’ordinateur de traitement des signaux.

— D’accord, dit-elle.

Elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être un « bruit de fond visuel ». Elle sentit un tiraillement désagréable, et puis – aïe ! – Kuroda retira les adhésifs. Caitlin leva la main pour se frotter la joue.

— Une fois que j’aurai activé l’unité de traitement externe, que Mlle Caitlin appelle son « œilPod », dit Kuroda à la caméra, nous attendrons dix secondes pour laisser les choses se mettre en place avant qu’elle ouvre les yeux.

Elle l’entendit bouger dans son fauteuil.

Il y eut un bip, et le Dr Kuroda commença à compter. Caitlin avait un sens très précis du temps – bien utile quand on ne peut pas voir sa montre –, et elle trouva agaçant que les « secondes » du Dr Kuroda soient presque deux fois plus longues que la normale. Mais elle garda docilement les yeux fermés.

— … huit… neuf… dix !

Mon Dieu, je vous en supplie… songea Caitlin. Elle ouvrit les yeux, et…

Et elle sentit son cœur se serrer. Elle cligna plusieurs fois des yeux, rapidement, comme s’il pouvait y avoir un doute qu’ils étaient bien ouverts.

— Alors ? dit sa mère qui semblait aussi inquiète qu’elle.

— Rien.

— Vous êtes sûre ? demanda Kuroda. Pas de sensation de lumière ? Pas de couleurs ? Pas de formes ?

Caitlin sentit les larmes lui monter aux yeux. Au moins quelque chose qu’ils savaient faire…

— Non.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il. Cela peut prendre quelques minutes.

À son grand étonnement, Caitlin sentit une pichenette sur sa tempe gauche, comme on fait avec un appareil qui a un faux contact.

C’était difficile à dire, avec tout ce bruit de fond – les médecins qu’on appelait sur leurs bipeurs, les chariots passant dans le couloir –, mais elle eut l’impression…

Kuroda s’agitait dans son fauteuil, et… Oui, elle sentait son souffle sur son visage. C’était exaspérant de se dire que quelqu’un la regardait droit dans les yeux alors qu’elle-même ne voyait rien, et…

— Ouvrez les yeux, s’il vous plaît, dit-il.

Elle se sentit rougir. Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle les avait refermés… Malgré tout son désir que la procédure marche, elle avait été déstabilisée par ce médecin qui regardait à l’intérieur d’elle.

— Je suis en train de projeter un faisceau lumineux dans votre œil gauche, dit Kuroda. (Caitlin avait été élevée dans une région où les gens avaient un accent traînant. Elle avait du mal à suivre le débit très rapide du médecin.) Voyez-vous quelque chose ?

Elle s’agita nerveusement dans son fauteuil. Pourquoi diable avait-elle accepté de se lancer dans cette aventure ?

— Rien.

— Ma foi, dit Kuroda, il y a bel et bien quelque chose de changé. Votre pupille se comporte maintenant correctement – elle se contracte en réaction à la lumière que je projette, au lieu de se dilater.

Caitlin se redressa brusquement.