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Non !

Pas seulement des modifications infimes. Pas seulement des clignotements.

Bouleversement. Une perturbation immense.

Nouvelles sensations : Choc. Ébahissement. Désorientation. Et… Peur.

Les clignotements s’arrêtent et… les points s’estompent et…

Un déplacement, un repli massif.

Sans précédent !

Des amas entiers de points qui s’éloignent, et alors…

Disparus !

Et encore : cette partie qui se déchire et – non ! – celle-ci qui se retire et – stop ! celle-là qui s’efface.

La terreur se multiplie, et…

Davantage que de la terreur, tandis que des morceaux de plus en plus grands se séparent.

De la souffrance.

Caitlin était affreusement déçue de ne pas voir, et ça la mettait d’une humeur de chien avec sa mère, ce qui ne faisait que la rendre encore plus malheureuse.

Ce soir-là, dans leur chambre d’hôtel, elle essaya de se changer un peu les idées en lisant quelques pages de La Naissance de la conscience. Julian Jaynes disait que, jusqu’à environ 1 000 ans avant J.-C, les deux chambres de l’esprit était pratiquement séparées. Au lieu d’une parfaite intégration des pensées par l’intermédiaire du corps calleux, les signaux de haut niveau provenant de l’hémisphère droit du cerveau n’atteignaient qu’occasionnellement le gauche, où ils étaient perçus comme des hallucinations – des paroles – qu’on imaginait provenir de dieux ou d’esprits. Il voyait dans les schizophrènes actuels des exemples de régression à cet état ancien, dans lequel les gens interprétaient les voix entendues dans leur tête comme des manifestations d’agents extérieurs.

Caitlin connaissait bien cette impression : elle entendait sans cesse des voix qui lui disaient quelle idiote elle avait été de nourrir une fois de plus de faux espoirs. Et pourtant, Kuroda avait peut-être raison. La vision s’enclencherait peut-être dans son cerveau si celui-ci recevait les stimulations appropriées.

Et c’est ainsi que le lendemain – la seule journée complète qui leur restait à passer à Tokyo –, elle prit sa canne, mit son œilPod dans une poche de son jean et son iPod dans l’autre, et se rendit avec sa mère au Musée national dans le parc Ueno pour y voir des armures de samouraïs – ce qui lui semblait être une des choses les plus chouettes qu’on puisse voir au Japon. Elle alla de vitrine en vitrine tandis que sa mère lui en décrivait le contenu, mais elle ne vit rien du tout.

Après ça, elles firent une pause-déjeuner – sushis et yakitoris –, puis elles prirent le métro – bondé et terrifiant – jusqu’à la station Nihonbashi pour visiter le musée du cerf-volant, qui contenait, à en croire sa mère, toutes sortes de magnifiques motifs colorés. Mais là encore, pour ce qui était de voir quoi que ce soit : nada.

À quatre heures de l’après-midi – Caitlin avait plutôt l’impression qu’il était quatre heures du matin –, elles retournèrent à l’université pour y retrouver le Dr Kuroda dans son petit bureau, où une fois encore (du moins, c’est ce qu’il dit !), il lui projeta de la lumière dans les yeux.

— Nous avons toujours su que c’était une possibilité…

Il s’exprimait sur ce ton qu’elle avait souvent entendu de la part de gens qui l’avaient déçue : ce qui avait été une éventualité improbable, à peine évoquée jusque-là, était maintenant considéré comme un résultat prévisible dès le départ.

Caitlin sentait l’odeur de papier moisi et de colle provenant de livres anciens, et elle entendait une pendule numérique égrener les secondes.

— Il y a eu très peu de cas où l’on ait réussi à restaurer la vision chez des aveugles de naissance, poursuivit Kuroda. (Il hésita un instant.) Quand je dis « restaurer », ce n’est même pas le terme exact… et c’est bien là que se situe le problème. Nous n’essayons pas de rendre à mademoiselle Caitlin quelque chose qu’elle aurait perdu. Nous essayons de lui donner ce qu’elle n’a jamais eu. L’implant et l’unité de traitement de signaux font correctement leur travail. C’est le cortex visuel primaire qui ne fait pas le sien.

Caitlin s’agita sur sa chaise.

— Vous avez dit que cela pourrait prendre un certain temps, dit sa mère.

— Un certain temps, oui… Mais Kuroda n’alla pas plus loin.

Caitlin savait que les voyants pouvaient lire les émotions sur les visages, mais pour sa part, tant que les gens se taisaient, elle n’avait aucune idée de ce qui leur passait par la tête. Et c’est pourquoi, comme le silence se prolongeait, elle s’aventura à essayer de le combler.

— Vous êtes inquiet du coût de l’équipement, n’est-ce pas ?

— Voyons, Caitlin… dit sa mère.

La détection des nuances des tons de voix faisait partie des compétences de Caitlin, et celui de sa mère était réprobateur. Mais elle poursuivit quand même :

— C’est à cela que vous pensez, docteur, n’est-ce pas ? Si ça ne marche pas avec moi, vous pourriez récupérer l’implant et l’œilPod pour les donner à quelqu’un d’autre.

Le silence pouvait être plus éloquent que les mots. Kuroda ne dit rien.

— Alors ? insista enfin Caitlin.

— Eh bien, dit Kuroda, cet équipement est notre prototype, et sa mise au point a coûté très cher. Bien sûr, il y a peu de gens dans votre cas. Beaucoup de gens sont aveugles de naissance, certes, mais ils ont une étiologie différente – cataracte, rétines ou nerfs optiques mal formés, etc. Mais enfin, oui, je pense…

— Vous pensez que vous ne pouvez pas me laisser garder cet équipement, dans la mesure où il ne fait rien d’autre que corriger mon problème de pupille.

Kuroda resta silencieux cinq secondes, puis il dit :

— Il y a effectivement d’autres cas sur lesquels j’aimerais l’essayer. Il y a un garçon de votre âge qui vit à Singapour. Je vous promets que ce sera beaucoup plus facile de retirer l’implant que de l’insérer.

— Est-ce qu’on ne peut pas se donner encore un peu de temps ? demanda la mère de Caitlin.

Kuroda poussa un profond soupir, que Caitlin n’eut aucun mal à entendre.

— Il y a des problèmes pratiques, dit-il. Vous retournez au Canada demain, et…

Caitlin pinça les lèvres et se mit à réfléchir. Lui rendre l’équipement était peut-être la chose à faire, dans la mesure où cela pourrait aider ce type à Singapour. Mais il n’y avait aucune raison de penser qu’il y avait plus de chances que ça marche avec lui. Après tout, s’il avait été un cas plus favorable, c’est par lui que Kuroda aurait commencé.

— Donnez-moi jusqu’à la fin de l’année, dit-elle enfin. Si je ne vois toujours rien, nous demanderons à un médecin canadien de retirer l’implant et nous vous l’expédierons par FedEx, avec l’œilPod.