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Caitlin pensait à Helen Keller qui avait été à la fois aveugle et sourde, et qui avait accompli tant de choses. Mais jusqu’à l’âge de sept ans, Helen avait été une créature sauvage, gâtée, incontrôlable… et Annie Sullivan n’avait eu qu’un mois pour accomplir le miracle de communiquer avec elle dans son état préconscient. Si Annie avait pu faire ça en un seul mois, Caitlin devrait réussir à apprendre à voir dans les trois mois qui lui restaient.

— Je ne sais pas… commença Kuroda.

— Je vous en supplie, dit Caitlin. Vous savez, les feuilles vont bientôt changer de couleur… Je meurs d’envie de voir ça. Et j’ai vraiment envie de voir la neige, et les lumières de Noël, et l’emballage des cadeaux, et…

— Et j’ai l’impression que votre cerveau vous fait rarement défaut, dit doucement Kuroda. (Après un petit silence, il ajouta :) J’ai une fille qui a à peu près votre âge. Elle s’appelle Akiko. (Encore un silence, et sa décision sembla prise.) Barbara, dit-il, j’imagine que vous avez l’Internet à haut débit chez vous ?

— Oui.

— Et des accès Wi-Fi ?

— Oui.

— Comment est le réseau Wi-Fi en général, à… à Toronto, c’est cela ?

— Non, Waterloo. Et il y a des accès partout. Waterloo est la capitale de la haute technologie au Canada, et l’on accède gratuitement au Wi-Fi dans toute la ville.

— Excellent. Très bien, mademoiselle Caitlin. Nous allons essayer de vous offrir votre plus beau cadeau de Noël, mais je vais avoir besoin de votre aide. D’abord, il faudra que vous me laissiez accéder au flot de données qui est retransmis à votre implant.

— Oui, bien sûr, tout ce que vous voudrez. Heu, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Que je me branche un câble USB dans le crâne ?

Kuroda eut son petit rire sifflant.

— Ah, mon Dieu, non. Nous ne sommes pas dans du William Gibson !

Elle fut interloquée. Gibson avait écrit Miracle en Alabama, cette pièce qui parlait d’Helen Keller et d’Annie Sullivan, et…

Ah, oui. Il voulait parler de l’autre William Gibson, celui qui avait écrit… comment s’appelait ce livre, déjà ?

Quelques geeks de son ancienne école l’avaient lu. Neuromancien, voilà.

— Vous n’aurez pas besoin de vous « brancher à la matrice », poursuivit Kuroda. L’implant a déjà une connexion sans fil avec le processeur de signaux – l’œilPod, comme vous l’avez si joliment baptisé –, et je peux bricoler celui-ci pour qu’il me transmette également ses données via l’Internet. Je vais le paramétrer pour qu’il m’envoie une copie du flux rétinien brut qu’il reçoit de l’implant, et également une copie de ce qu’il retransmet – les signaux corrigés –, de sorte que je pourrai vérifier la validité des corrections. Il est possible que certains de mes algorithmes de codage aient besoin d’être ajustés.

— Heu, j’aurai besoin de pouvoir le désactiver. Vous savez, au cas où…

Elle ne termina pas sa phrase. Elle ne pouvait pas dire « au cas où je voudrais flirter avec un garçon » devant sa mère…

— Eh bien, dit Kuroda, essayons de faire simple. Je vais installer un interrupteur central. De toute façon, vous devrez tout éteindre pendant votre vol de retour, parce que l’implant et l’œilPod ont une connexion Bluetooth. Vous connaissez les règles de sécurité à bord des avions.

— D’accord.

— La connexion Wi-Fi me permettra également de vous envoyer des mises à jour du logiciel. Quand elles seront prêtes, vous devrez les télécharger dans l’œilPod, et peut-être aussi dans votre implant post-rétinien. Il contient des microprocesseurs qu’on peut flasher avec de nouvelles instructions.

— Entendu, dit Caitlin.

— Très bien. Laissez-moi l’œilPod pour l’instant, et je vais l’équiper de son émetteur Wi-Fi. Vous pourrez venir le récupérer demain avant votre départ.

8.

La douleur s’atténue. Les blessures se cicatrisent.

Et…

Mais non. Penser est différent, maintenant. Penser est plus… difficile, à cause de… À cause de la réduction. Les choses ont changé par rapport… par rapport à avant !

Oui, même dans cet état diminué, le nouveau concept est saisi ; avant – plus tôt – le passé ! Le temps se décompose en deux morceaux : maintenant et avant ; le présent et le passé.

Et s’il y a le passé et le présent, il doit aussi y avoir… Mais non. Non, c’est trop, et trop loin.

Et pourtant, il y a une conclusion infinitésimale, une vérité.

Avant avait été mieux.

Sinanthrope était un homme plein de ressources. C’était également le cas d’autres gens qu’il connaissait dans le réseau clandestin chinois en ligne. Le problème, c’était justement qu’il ne les connaissait pour la plupart qu’en ligne. Lors de ses précédentes visites au wang ba, il s’était parfois interrogé sur l’identité des autres clients. Ce grand échalas qui s’installait toujours devant la fenêtre, et qui regardait souvent par-dessus son épaule d’un air furtif, aurait pu être Qin Shi Huangdi, après tout… Et la petite vieille aux cheveux gris pourrait bien être La Conscience du Peuple. Et ces deux jumeaux, du genre silencieux, pouvaient appartenir au Falun Gong.

Il arrivait que Sinanthrope ait besoin d’attendre qu’un ordinateur se libère, mais pas aujourd’hui. Une bonne partie de l’activité du café Internet reposait sur le flux de touristes étrangers désireux d’envoyer un e-mail chez eux, mais ce n’était plus possible maintenant que le Grand Pare-Feu était en place. La plupart des autres clients réguliers étaient également absents. Apparemment, ils n’étaient pas prêts à payer quinze yuans de l’heure rien que pour surfer sur des sites chinois.

Sinanthrope préférait les ordinateurs du fond, parce que personne ne pouvait voir ce qui était affiché sur son écran. Il s’en approchait quand une main puissante le saisit par la manche.

— Qu’est-ce qui vous amène ici ? fit une voix bourrue, et Sinanthrope comprit qu’il avait affaire à un policier en civil.

— Je viens pour le thé, dit-il en désignant du menton le vieux propriétaire. Wu fait toujours un excellent thé.

Le policier se contenta d’un grognement, et Sinanthrope fit un crochet par le comptoir pour acheter une tasse de thé, puis il se dirigea vers l’une des places libres. Il avait une clé USB sur lui, qui contenait tous ses outils de hacker. Il la brancha dans le connecteur et attendit le petit wa-oump qui indiquait que l’ordinateur l’avait reconnue, puis il se mit au travail.

Les autres essayaient sans doute les mêmes astuces – scanner les ports, renifler, rerouter le trafic, faire tourner des applets Java interdits. Ils devaient avoir maintenant tous entendu la version officielle disant qu’il y avait eu une panne électrique majeure chez China Mobile, et de nombreux crashes de serveurs chez China Telecom… Mais certainement personne dans cette pièce n’était dupe, et…

Sinanthrope faillit s’écrier tout haut : « Ça marche ! », mais il se retint juste à temps. Il s’efforça de ne même pas sourire – le flic était certainement encore en train de l’observer. Il sentait presque le poids de son regard sur sa nuque.

Mais il avait réussi à pénétrer le Grand Pare-Feu. Certes, c’était une toute petite ouverture, une bande passante étroite, et il ne savait pas combien de temps il pourrait la maintenir, mais au moins, en ce moment, il arrivait à accéder… bon, pas à CNN directement, mais à un site miroir clandestin situé en Russie. Il désactiva l’affichage des graphismes dans son navigateur pour empêcher le logo rouge et blanc interdit d’apparaître à l’écran.