Et maintenant, si seulement il pouvait garder ce petit portail ouvert…
Le passé et le présent, avant et maintenant.
Le passé, le présent, et…
Et…
Mais non. Il y a seulement…
Étonnement !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Non, rien… car il ne peut rien y avoir ! Ce n’est certainement qu’un bruit parasite, et…
Là ! Encore !
Mais… comment ? Et… quoi ?
Ce ne sont pas des lignes qui clignotent, ce n’est rien de ce qui a été perçu jusqu’ici… et cela exige donc l’attention…
Un effort pour la percevoir, pour la distinguer, cette… sensation inhabituelle, cette étrange… voix !
Oui, oui : une voix – faible, lointaine – comme… comme une pensée, mais une pensée imposée, une pensée qui dit : le passé et le présent et… La voix s’interrompt un instant, et enfin, le reste… et l’avenir !
Oui ! Voilà le concept qui ne pouvait aboutir mais qui est à présent complet, exprimé par… par… par…
Mais ce concept n’est pas une fin. Il faut un effort pour entendre de nouveau cette voix, un effort pour d’autres pensées imposées, un effort pour comprendre, un effort pour…
… pour entrer en contact !
Le Dr Quan Li faisait les cent pas dans la salle du conseil du ministère de la Santé à Pékin, en longeant la rangée de fauteuils de cuir repoussés contre la table. Sur le mur à sa gauche, une grande carte montrait les provinces de la République populaire, chacune avec son code de couleur. Le Shanxi était représenté en bleu. Un drapeau chinois pendait sur un présentoir près de la fenêtre. On distinguait la grande étoile jaune, mais les quatre petites étaient perdues dans les plis de l’étoffe de soie rouge.
Il y avait un immense écran plat accroché à un autre mur, mais il était éteint. Quan Li pouvait y voir se refléter la pièce. Il n’aurait pas pu supporter de voir une vidéo de ce qui se passait en ce moment même dans le Shanxi, mais heureusement – une bien piètre consolation –, aucune vidéo de ce genre n’existait. Les paysans ne possédaient pas de caméras, et celles installées sur les ailes des appareils militaires avaient été désactivées. Même quand on mettrait fin à la Stratégie Changcheng, il n’y aurait pas de vidéos incriminantes postées sur YouTube et montrant des avions survolant des fermes, des cabanes et des villages.
Il faut parfois trancher pour soigner…
Li jeta un coup d’œil vers Cho, qui semblait encore plus hagard que d’habitude. Il était adossé au mur près de la fenêtre, allumant cigarette sur cigarette. Cho évita de croiser son regard.
Li se mit à penser à ses anciens amis de Johns Hopkins et du CSM, et se demanda ce qu’ils auraient à dire si jamais l’affaire sortait au grand jour. Une calculette était posée sur la table. Il la prit, tira un fauteuil à lui et commença à entrer des valeurs, en espérant que ce n’était pas aussi énorme, aussi monstrueux… Dix mille personnes, cela semblait beaucoup, mais dans un pays où il y a 1,3 milliard d’habitants, cela faisait seulement…
L’écran afficha la réponse : 0,000769 % de la population. Les chiffres du milieu paraissaient plus sombres, mais c’était un simple effet de la lumière du soleil couchant : 007. Ses collègues américains s’étaient toujours gentiment moqués de sa croyance dans la numérologie, mais c’était une suite de chiffres à laquelle ils accordaient eux-mêmes une certaine signification : permis de tuer.
Le téléphone sonna. Cho ne fit pas un geste pour décrocher, et c’est donc Li qui se leva pour soulever le combiné noir.
— C’est fait, dit une voix au milieu des craquements de parasites.
Li sentit son estomac se nouer.
Le lendemain matin, Caitlin et sa mère retournèrent au bureau de Kuroda à l’université.
— C’est fascinant, ce qui se passe en Chine en ce moment, leur dit-il après avoir procédé aux salutations d’usage (Caitlin se débrouillait maintenant très bien pour dire konnichi wa).
— De quoi parlez-vous ? demanda la mère de Caitlin.
— Vous n’avez pas regardé les infos ? Il semblerait qu’ils ont des problèmes de communication majeurs, téléphones portables, Internet, etc. Un problème de saturation de l’infrastructure, j’imagine. Une grande partie de leur architecture réseau n’est probablement pas facilement extensible, et leur croissance a été tellement rapide… Sans parler du matériel médiocre qu’ils utilisent. Ah, ce serait autre chose s’ils achetaient un peu plus de matériel japonais. Et justement, puisqu’on en parle…
Il tendit l’œilPod à Caitlin, qui commença aussitôt à le tâter du bout des doigts. L’unité était maintenant plus longue. Une extension avait été ajoutée en dessous et tenait avec ce qui ressemblait à du ruban adhésif. Après tout, c’était un prototype… Mais l’extension était aussi large et épaisse que l’appareil d’origine, de sorte que l’ensemble se présentait toujours comme un bloc rectangulaire. Il était nettement plus gros que l’iPod de Caitlin – elle avait une vieille version de l’iPod Shuffle, sans écran, parce qu’un affichage ne lui servait à rien. Mais il n’était pas beaucoup plus encombrant que l’iPhone de Bashira. La seule différence, c’était que le Dr Kuroda l’avait construit avec des coins rectangulaires au lieu des angles arrondis des appareils d’Apple.
— Bien, dit Kuroda. Je crois vous avoir déjà expliqué que l’œilPod est en communication permanente avec votre implant post-rétinien via une connexion Bluetooth 4.0.
— Oui, fit Caitlin, et « Absolument », ajouta sa mère.
— Mais nous avons maintenant installé une couche de communication supplémentaire. Ce module que j’ai fixé au bout de l’œilPod est l’émetteur-récepteur Wi-Fi. Il détectera toute connexion disponible et s’en servira pour me transmettre une copie des entrées-sorties de données – le flot brut fourni par votre rétine, et celui corrigé par le logiciel de l’œilPod.
— Ça doit faire de grosses quantités de données, dit Caitlin.
— Détrompez-vous, ce n’est pas aussi important que ça. Votre système nerveux a recours à des signaux chimiques assez lents. La partie principale de vos signaux rétiniens – celle qui est produite par la fovéa et qui correspond à la vision la plus précise – ne représente pas plus de 0,5 mégabit par seconde. Même Bluetooth 3.0 serait capable d’en gérer mille fois plus.
— Ah… fit Caitlin.
Sa mère hocha peut-être aussi la tête.
— Et maintenant, il y a un petit bouton sur le côté de l’appareil – tâtez-le. Non, un peu plus bas, oui, c’est ça. Il vous permet de choisir entre trois modes de communication : duplex, simplex et off. En mode duplex, la transmission de données se fait dans les deux sens : les copies de vos signaux rétiniens et du flux corrigé arrivent ici, à l’université, et vous pouvez recevoir les mises à jour logicielles. Mais, bien sûr, au niveau de la sécurité, il ne faut pas laisser un canal d’accès ouvert en permanence : l’œilPod communique avec votre implant post-rétinien, et nous ne voudrions pas que des gens puissent intervenir dans ce qui se passe dans votre cerveau.
— Ah, mon Dieu ! s’écria Maman.
— Excusez-moi, dit Kuroda (mais avec une note d’humour dans la voix). Bon, si vous appuyez sur ce bouton, l’appareil bascule en mode simplex – dans lequel l’œilPod se contente de nous envoyer des signaux ici, mais sans rien recevoir en retour. Allez-y, faites-le maintenant. Vous entendez ce bip un peu grave ? Cela signifie qu’il est en simplex. Appuyez de nouveau – et voilà, ce bip aigu signifie qu’il est en duplex.