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— J’ai compris, dit Caitlin.

— Et pour tout désactiver, il vous suffit de garder le doigt appuyé pendant cinq secondes, et de même pour le rallumer.

— D’accord.

— Et enfin, hem… évitez de perdre votre œilPod. L’université l’a fait assurer pour deux cents millions de yens, mais franchement, en pratique, il est irremplaçable. Je veux dire que s’il était perdu, mes patrons seraient ravis d’encaisser le chèque, mais ils ne m’autoriseraient jamais à consacrer le temps nécessaire pour en reconstruire un – pas après que celui-ci s’est révélé un échec à leurs yeux.

À mon œil aussi… songea Caitlin. Mais elle se rendit aussitôt compte que Kuroda devait être encore plus déçu qu’elle. Après tout, sa situation n’était pas pire qu’avant de venir au Japon – à part l’œil au beurre noir, bien sûr, mais ça lui ferait au moins une histoire intéressante à raconter au lycée. En fait, sa situation s’était améliorée, puisque l’œilPod permettait à ses pupilles de se contracter normalement… Elle allait pouvoir se débarrasser de ses fichues lunettes de soleil.

Kuroda était en train d’augmenter la puissance du signal transmis par l’implant à son nerf optique afin qu’il domine l’autre signal incorrect encore fourni par sa rétine droite.

Le médecin avait consacré des mois, voire des années à ce projet, et il n’avait qu’un maigre résultat à montrer. Il devait être cruellement déçu, et elle se rendit compte qu’il prenait un très gros risque en la laissant retourner au Canada avec cet équipement.

— Bien, conclut-il, de toute façon, vous allez travailler de votre côté. Laissons ce cerveau brillant que vous possédez essayer de comprendre les signaux qu’il reçoit. Pour ma part, j’analyserai les données fournies par votre rétine et j’essaierai d’améliorer le logiciel qui les recodifie. Cela étant, n’oubliez pas…

Il ne termina pas sa phrase, mais ce n’était pas nécessaire. Caitlin savait très bien ce qu’il s’était apprêté à dire : vous n’avez que jusqu’à la fin de l’année…

Elle écouta l’horloge égrener les secondes.

9.

Sinanthrope regretta aussitôt son geste, mais il était trop tard… Il venait de taper du poing sur la table crasseuse du café Internet. Son thé se renversa et tout le monde tourna la tête vers lui : le vieux Wu, le propriétaire ; les autres utilisateurs dont il ne pouvait savoir s’ils étaient ou non des dissidents ; et le flic en civil à la mine patibulaire.

Sinanthrope fulminait. La fenêtre qu’il avait eu tant de mal à tailler dans le Grand Pare-Feu venait de se refermer brutalement. Il était de nouveau coupé du monde extérieur. Mais il fallait qu’il dise quelque chose pour s’excuser de son geste violent.

— Je suis désolé, dit-il en se tournant successivement vers chacun des visages interrogateurs. Je viens juste de perdre le document que je rédigeais.

— Il faut sauvegarder, lui dit obligeamment le policier. Pensez toujours à faire des sauvegardes.

D’autres pensées qui s’imposent, mais confuses, incomplètes… existence… souffrance… pas de contact…

Lutter pour percevoir, pour entendre, pour être instruit, par la voix.

Plus : totalité… partie… totalité… S’efforcer d’entendre, mais…

La voix s’affaiblit, s’affaiblit… Non !

Elle s’affaiblit…

Elle disparaît.

LiveJournal : La Zone de Calculatrix

Titre : Au moins, j’ai manqué à mon chat…

Date : Samedi 22 septembre, 10 : 17 EST

Humeur : démoralisée

Localisation : chez moi

Musique : Lee Amodeo, Darkest Before The Dawn

Je suis indécrottable.

Je me suis bêtement laissée aller à espérer encore une fois. Comment une fille aussi brillante que moi peut-elle être aussi débile ? Je sais, je sais – vous voulez tous m’envoyer des mots gentils, mais… ne le faites pas. J’ai désactivé les commentaires pour l’instant.

Nous sommes rentrées hier à Waterloo, le 21 septembre, l’équinoxe d’automne, et l’ironie de la chose ne m’échappe pas : à partir de maintenant, il y a plus d’obscurité que de lumière, exactement le contraire de ce qu’on m’avait promis. Bien sûr, je pourrais aller en Australie, où les jours commencent à rallonger, mais je ne sais pas si je pourrais m’habituer à lire le braille à l’envers… ;)

Bon, alors, nous avions laissé la voiture de Maman dans le parking longue durée de l’aéroport de Toronto. Quand nous sommes rentrées à la maison, il a été évident en tout cas que j’avais beaucoup manqué à Schrödinger. Papa a maîtrisé ses sentiments comme à son habitude. Il était déjà au courant de l’échec de l’opération. Maman l’avait appelé pour le lui dire. Quand nous avons franchi le seuil de la maison, je l’ai entendue lui faire un rapide baiser – sur la joue ou sur la bouche, je ne saurais dire – et il a demandé à voir l’œilPod. Voilà ce que c’est, quand on a un physicien pour père : si vous arrivez à nouer un lien avec lui, c’est forcément pour des histoires de geeks. Mais il a dit qu’il avait lu pas mal d’articles sur la théorie de l’information et le traitement de signaux pour pouvoir en parler avec Kuroda, ce qui est, j’imagine, sa façon de montrer qu’il m’aime…

Caitlin posta son billet et poussa un soupir. Elle avait vraiment espéré que les choses se passeraient différemment cette fois-ci, et, comme toujours quand elle était déçue, elle se mettait à reprendre de mauvaises habitudes, même si elles n’étaient pas aussi mauvaises que de se taillader les bras avec des lames de rasoir – c’est ce que Stacy faisait autrefois, à Austin –, ou encore se soûler à mort ou se droguer, comme le faisaient la moitié des élèves de son lycée chaque week-end. Mais enfin, ça faisait mal… et pourtant, elle ne pouvait s’en empêcher.

C’est sans aucun doute difficile pour un enfant d’avoir un père qui n’est pas démonstratif. Mais dans le cas de Caitlin, avec son handicap (un mot qu’elle détestait, mais qui était bien approprié en ce moment), c’était particulièrement douloureux d’en avoir un qui parlait aussi peu et manifestait si rarement son affection.

Elle eut donc recours au seul moyen qu’elle avait de se rapprocher de lui, en tapant son nom dans Google. Elle mettait généralement des guillemets autour des mots-clefs. Les gens qui voient ne se donnent pas cette peine, puisqu’ils peuvent repérer d’un coup d’œil les mots affichés en surbrillance dans les résultats, mais quand on doit déplacer péniblement son curseur dans la liste et écouter l’ordinateur vous les lire, on apprend vite des méthodes pour séparer le bon grain de l’ivraie…

Le premier résultat était son entrée dans Wikipédia. Elle décida de vérifier si on y mentionnait son récent changement de poste, et…

— … a une fille, Caitlin Doreen, aveugle de naissance, qui vit avec lui. La baisse du rythme des publications de Decter au cours des dernières années pourrait être due au temps considérable qu’il doit consacrer à s’occuper d’une enfant handicapée.

Bon sang ! C’était tellement injuste… Il fallait absolument que Caitlin change ça. Après tout, c’était le principe même de Wikipédia d’encourager ses utilisateurs, même anonymes, à effectuer des corrections.