Caitlin n’aimait pas les smileys. Elle ne pouvait pas les rapprocher de véritables expressions du visage, et elle avait dû apprendre les séquences de touches comme si c’était du code. Elle retourna à sa messagerie instantanée. Alors, tu fais quoi en ce moment ?
— Pas grand-chose. J’aide une de mes sœurs à faire ses devoirs. Ah, elle m’appelle, @toute.
Les abréviations en ligne, ça, Caitlin aimait bien. Bashira lui disait « à tout de suite », ce qui voulait dire, la connaissant, qu’elle en avait au moins pour une demi-heure. L’ordinateur fit le petit bruit de porte qui se referme indiquant que Bashira s’était déloggée. Caitlin retourna sur LiveJournal.
Bon, le premier cours a été génial parce que rien ne me résiste… Vous avez deviné de quelle matière il s’agissait ? Si vous n’avez pas répondu « maths », vous avez perdu. Et au bout d’une seule journée, je domine la classe. Le professeur – appelons-le Mr H., OK ? – était ébahi que je puisse faire des tas de trucs dans ma tête alors que les autres ont besoin d’une calculette.
Son ordinateur bipa encore une fois. Elle appuya sur une touche, et JAWS annonça : « À : cddecter@…» Une adresse e-mail à laquelle son nom n’était pas attaché. Presque certainement un spam. Elle appuya sur Suppr avant que son interpréteur ait pu aller plus loin.
Ensuite, on a eu anglais. On étudie un bouquin rasoir qui parle d’un type neurasthénique qui a grandi dans les plaines du Manitoba. Il y a du blé toutes les deux pages. J’ai demandé à la prof – Mme Z. – si toute la littérature canadienne était comme ça, et elle a ri en me disant : « Pas exactement toute…» Ah, je sens qu’on va drôlement s’amuser !
— BelleBrune4 est maintenant disponible, dit JAWS. Caitlin changea aussitôt de fenêtre et tapa : Tu as fait vite.
— Ouais, fit la voix synthétique. Tu aurais été fière de moi. C’était un exercice d’algèbre, et je l’ai fait les doigts dans le nez.
Ton clavier doit être propre, maintenant… tapa aussitôt Caitlin.
— Ha ha ! Oh, il faut que j’y aille. Papa n’est pas de bon poil, ce soir. À plus !
Qu’elle avait sans doute écrit « A+ ».
Caitlin retourna à son journal. Le déjeuner était correct, mais je vous jure que je ne m’habituerai jamais aux Canadiens. Ils mettent du vinaigre sur leurs frites ! Et BB4 m’a parlé de ce truc qui a un nom russe… Mais non, mes amis, je blague ! C’est la poutine : des frites avec des bouts de fromage, le tout nageant dans de la sauce brune… On dirait qu’ils se servent des frites pour faire de la recherche scientifique. C’est sans doute qu’ils n’ont pas assez d’argent pour faire de vraies recherches, sauf bien sûr ici, à Waterloo. Et encore, c’est essentiellement des fonds privés. Ah, oui, les billets verts, c’est si important… Sauf qu’ici, à ce qu’on m’a dit, il y a des billets de toutes les couleurs. Bon, toujours est-il qu’une grosse partie de l’argent qui sert à financer le Perimeter Institute, où mon père travaille sur la gravité quantique et d’autres trucs de ce genre, vient de Mike Lazaridis, le cofondateur de Recherche en Mouvement – REM pour les flemmards du clavier. Mike L. est un type formidable (on l’appelle toujours comme ça parce qu’il y a un autre Mike, Mike B.), et je crois que mon père s’y plaît bien, même si avec lui c’est sacrement difficile à dire.
Son ordinateur fit entendre un nouveau bip, annonçant l’arrivée d’autres messages. Bon, de toute façon, il était temps qu’elle termine son billet. Elle avait encore à peu près huit millions de blogs à regarder avant d’aller se coucher.
Après le déjeuner, on a eu chimie, et on dirait que ça va être carrément génial. Vivement qu’on commence les travaux pratiques… mais si le prof apporte une platée de frites, je me tire de là vite fait !
Elle se servit d’un raccourci clavier pour poster son billet, puis elle demanda à JAWS de lire l’en-tête du nouveau courrier.
— A : Caitlin Decter, annonça l’ordinateur. De : Masayuki Kuroda. (Encore une fois, quelqu’un qu’elle ne connaissait pas.) Sujet : Une proposition.
Concernant un « pennisse » dur comme du bois, sans aucun doute ! Elle s’apprêtait à supprimer le message quand elle fut distraite par Schrödinger qui se frottait contre ses jambes – ce qu’elle appelait un felinus interruptus.
— Mais c’est mon joli chaton à moi, ça, dit-elle en se baissant pour le caresser.
Schrödinger sauta sur ses genoux et dut sans doute déplacer le clavier ou la souris, car l’ordinateur entreprit de lire le texte du message :
— Je n’ignore pas qu’une jeune fille se doit d’être circonspecte lorsqu’elle dialogue en ligne…
Un cyberprédateur qui s’exprimait dans un style aussi fleuri, et utilisait des mots comme circonspecte ? Amusée, Caitlin laissa JAWS poursuivre :
— … et je vous encourage donc à parler immédiatement de ce message à vos parents. J’espère que vous prendrez en considération ma requête, que je ne formule pas à la légère.
Caitlin secoua la tête et attendit qu’on en arrive au passage où il lui demanderait des photos de nus. Elle trouva l’endroit derrière la nuque où Schrödinger aimait bien qu’on le gratte.
— J’ai parcouru toute la documentation disponible afin de trouver le candidat idéal pour le programme de recherches de mon équipe. Ma spécialité est le traitement de signaux liés à l’aire VI.
La main de Caitlin s’immobilisa au-dessus du cou de Schrödinger.
— Je n’ai nulle intention de susciter de faux espoirs, et je ne peux pronostiquer les chances de succès tant que je n’aurai pas étudié des IRM, mais je pense néanmoins qu’il existe une bonne probabilité que la technique que nous avons mise au point puisse guérir en partie votre cécité, et…
Caitlin se leva précipitamment, projetant son chat à terre.
— … vous restaurer une sorte de vision dans un œil. J’espère que vous pourrez…
— Maman ! Papa ! Venez vite !
Elle entendit leurs pas : légers pour sa mère, qui était très mince et ne mesurait guère plus d’un mètre soixante, et beaucoup plus lourds pour son père, un homme d’un mètre quatre-vingt-dix qui commençait à développer une certaine bedaine – ce qu’elle avait pu observer les rares fois où il se laissait prendre dans les bras.
— Que se passe-t-il ? demanda Maman. Papa, bien sûr, ne dit pas un mot.
— Lisez ça, dit Caitlin en désignant l’écran.
— On ne voit rien, dit Maman.
— Oh… fit Caitlin qui tâtonna pour allumer son moniteur et s’écarta aussitôt.
Elle entendit sa mère s’asseoir et son père se placer derrière le fauteuil. Elle s’assit sur le bord de son lit en s’agitant avec impatience. Elle se demanda si Papa souriait… Elle aimait penser qu’il souriait effectivement quand il était avec elle.
— Ah, mon Dieu… dit Maman. Malcolm ?
— Cherche son nom dans Google, dit Papa. Attends, laisse-moi faire.
Un peu de remue-ménage, et Caitlin entendit son père s’installer dans le fauteuil.
— Il est dans Wikipédia. Ah, voilà sa page web à l’université de Tokyo. Un doctorat à Cambridge, et des dizaines d’articles approuvés par ses pairs, dont un dans Nature Neuroscience sur ce qu’il appelle le traitement des signaux au niveau de l’aire VI, le cortex visuel primaire.
Caitlin avait peur de se remettre à trop espérer. Quand elle était petite, ils étaient allés de médecin en médecin, mais rien n’avait marché, et elle s’était résignée à une vie de… non, pas de ténèbres, mais de néant.