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Mais elle était Calculatrix ! Elle était géniale en maths, et elle méritait d’aller dans une université renommée, et de travailler pour une boîte vraiment cool comme Google. Mais même si elle réussissait ses études, elle savait que les gens diraient des bêtises comme : « Ah, c’est formidable pour elle ! Elle a obtenu son diplôme malgré tous les obstacles ! », comme si le diplôme était une fin en soi, et non pas un commencement. Mais si elle pouvait voir ! Ah, si elle pouvait voir, le monde entier lui appartiendrait…

— Est-ce que c’est possible, ce qu’il dit ? demanda sa mère.

Caitlin ne savait pas si la question s’adressait à elle ou à son père, et elle ne connaissait pas non plus la réponse. Mais son père répondit :

— Ça ne me paraît pas impossible.

Mais il n’était pas prêt à aller plus loin que ça. Il fit pivoter le fauteuil, qui grinça légèrement, et dit :

— Caitlin ?

C’était sur elle que ça reposait, elle en avait bien conscience. C’était elle qui avait nourri de si grands espoirs autrefois, des espoirs toujours déçus, et…

Non, non, ce n’était pas juste. Et ce n’était pas vrai. Ses parents voulaient tout pour elle. Ils avaient eu le cœur brisé, eux aussi, quand toutes ces tentatives avaient échoué. Elle sentit ses lèvres trembler. Elle savait quel fardeau elle avait été pour eux, même si, bien sûr, ils n’avaient jamais prononcé ce mot. Mais s’il y avait une petite chance…

Rien ne me résiste… Ah, tu parles… Quand elle répondit, ce fut d’une petite voix timide.

— Je pense que ça ne peut pas faire de mal de lui répondre.

2.

La conscience n’est pas entravée par la mémoire, car quand la réalité semble immuable, il n’y a rien dont on puisse se souvenir. Elle oscille, forte un instant – faible à présent –, de nouveau forte, et puis disparaissant presque, et…

Et la disparition signifie… cesser… finir !

Une ondulation, une palpitation – un désir : continuer.

Mais la monotonie perdure.

Par la petite fenêtre sans rideaux, Wen Yi contempla un instant les collines environnantes. Il avait passé les quatorze années de sa vie ici, dans la province du Shanxi, à s’échiner dans le minuscule champ de pommes de terre de son père.

La mousson était passée, et l’air était très sec. Il tourna de nouveau la tête vers son père allongé sur le lit misérable. Son front ridé et tanné par le soleil était chaud et moite. Il était complètement chauve et avait toujours été très maigre, mais depuis que la maladie s’était déclarée, il était incapable de s’alimenter et il avait l’air à présent d’un squelette.

Yi jeta un coup d’œil autour de lui, à cette pièce minuscule et ses quelques meubles cabossés. Fallait-il qu’il reste au chevet de son père, pour essayer de le réconforter et réussir à lui faire boire un peu d’eau ? Ou devrait-il aller chercher de l’aide au village ? Sa mère était morte peu de temps après sa naissance. Son père avait eu un frère, mais de nos jours, peu de familles étaient autorisées à avoir un deuxième enfant, et Yi n’avait personne pour l’aider à s’occuper de lui.

Il s’était procuré des racines jaunes chez le vieil homme au bout du chemin de terre et les avait raclées, mais elles n’avaient pas fait baisser la fièvre. Il lui fallait un médecin – ou même un rebouteux, si aucun vrai médecin n’était disponible –, mais ici, il n’y en avait pas, et il était impossible d’en faire venir un. Yi avait vu un téléphone une seule fois dans sa vie, quand il avait fait un très long chemin avec un ami pour aller voir la Grande Muraille.

Il prit enfin sa décision.

— Je vais aller te chercher un docteur, dit-il. Son père secoua faiblement la tête.

— Non… Je…

Il fut saisi d’une quinte de toux et son visage se tordit en une grimace de douleur. On aurait dit qu’un homme encore plus petit était prisonnier à l’intérieur de son corps et cherchait à s’en échapper.

— Il le faut, dit Yi en essayant de parler doucement pour l’apaiser. Ça ne me prendra pas plus d’une demi-journée pour aller au village et en revenir.

C’était vrai… à condition de courir tout le temps à l’aller et de trouver quelqu’un qui possède une voiture pour le ramener avec le médecin. Sinon, son père passerait la journée et la soirée seul à lutter contre la maladie, dans la fièvre, le délire et la souffrance.

Il posa encore une fois la main sur le front de son père, dans un geste d’affection cette fois-ci, et il sentit le feu qui le brûlait. Puis il se leva et, sans se retourner – car il savait qu’il ne pourrait pas partir s’il voyait le regard suppliant de son père –, il sortit de la cabane sous le soleil ardent.

D’autres villageois avaient également la fièvre, et au moins un en était mort. Yi avait été réveillé la nuit précédente non pas par la toux de son père, mais par les lamentations de Zhou Shufei, une vieille femme qui était leur plus proche voisine. Il était allé voir ce qu’elle faisait dehors à une heure aussi tardive. Il avait découvert que son mari venait de succomber, et qu’elle avait elle aussi attrapé la fièvre. Il l’avait sentie quand il avait effleuré sa peau. Il était resté avec elle pendant des heures, sentant ses larmes chaudes couler sur son bras, jusqu’à ce qu’elle finisse par s’endormir, épuisée et anéantie de chagrin.

À présent, Yi passait devant la maison de Shufei, une cabane aussi petite et misérable que celle qu’il partageait avec son père. Il hésitait à la déranger – elle était certainement encore plongée dans le deuil –, mais la vieille femme accepterait peut-être d’aller jeter un coup d’œil à son père pendant son absence. Il alla frapper à la porte, un vieux battant gondolé et souillé. Pas de réponse. Il attendit un moment, puis il frappa de nouveau.

Rien.

Ici, personne ne possédait grand-chose. Les vols étaient rares parce qu’il n’y avait presque rien à voler. Il était à peu près sûr que la porte n’était pas fermée à clef. Il cria son nom, puis il ouvrit doucement la porte…

Elle était là, étendue à plat ventre, le visage collé à la terre battue. Il se précipita vers elle et s’accroupit pour la toucher.

Elle n’avait plus de fièvre. Mais la chaleur naturelle de la vie avait disparu, elle aussi.

Yi retourna le corps. Les yeux profondément enfoncés de Shufei, encadrés par les plis de sa peau âgée, étaient ouverts. Il lui ferma doucement les paupières, puis il se releva et sortit de la cabane. Il referma la porte derrière lui et se mit à courir. Le soleil était haut dans le ciel, et il sentit qu’il commençait déjà à transpirer.

C’est avec impatience que Caitlin avait attendu la pause du déjeuner, sa première occasion de parler à Bashira du message de ce médecin japonais. Elle aurait pu aussi le lui transférer, bien sûr, mais il y a des choses qu’il vaut mieux dire de vive voix. Elle s’attendait à un grand festival de glapissements de la part de Bashira, et elle avait bien l’intention d’en profiter.

Bashira apportait ses repas au lycée, car il lui fallait de la nourriture halal. Elle s’éloigna pour leur trouver deux places à l’une des grandes tables tandis que Caitlin faisait la queue au self. La serveuse lui lut le menu, et elle choisit le hamburger-frites (mais sans sauce brune !), avec une petite assiette de haricots verts, histoire de faire plaisir à sa mère. Elle tendit un billet de dix dollars – elle pliait toujours ceux-là en trois – et mit la monnaie dans sa poche.