— Hé, salut, l’Américaine ! fit une voix masculine. C’était Trevor Nordmann – le Beauf en personne. Caitlin s’efforça de ne pas trop sourire.
— Salut, Trevor.
— Si tu veux, je peux porter ton plateau ?
— Je suis capable de me débrouiller toute seule.
— Non, je t’assure…
Elle le sentit qui tirait sur le plateau, et elle finit par accepter de le lâcher avant que tout tombe par terre.
— Alors, tu es au courant qu’il y a un bal du lycée à la fin du mois ? dit-il tandis qu’ils s’éloignaient de la caisse.
Caitlin ne savait pas très bien comment réagir. Était-ce une question en général, ou bien envisageait-il de l’inviter ?
— Ouais, fit-elle. (Puis elle ajouta :) Je déjeune avec Bashira.
— Ah ouais. Ton chien guide…
— Pardon ? dit sèchement Caitlin.
— Heu, je…
— Ça n’est pas drôle du tout, et c’est même très mal élevé.
— Je suis désolé. Je voulais juste…
— Tu voulais juste me rendre mon plateau, dit-elle.
— Non, s’il te plaît. (Sa voix changea ; il avait tourné la tête.) Elle est là-bas, près de la fenêtre. Heu, tu veux me tenir la main ?
S’il n’avait pas fait cette remarque idiote, elle aurait pu accepter.
— Non, continue simplement de parler, je me repérerai à ta voix.
C’est ce qu’il fit, tandis qu’elle tapotait devant elle avec sa canne blanche télescopique. Il posa le plateau sur la table. Elle entendit le bruit des plats et des couverts.
— Salut, Trevor, dit Bashira d’un ton un peu trop enjoué.
C’est là que Caitlin comprit soudain que Bashira aimait bien ce garçon.
— Salut, répondit Trevor sans grand enthousiasme.
— Il reste une chaise de libre, dit Bashira.
— Hé, Nordmann ! cria un type installé un peu plus loin.
Ce n’était pas une voix que Caitlin connaissait.
Trevor resta silencieux un instant, comme s’il pesait le pour et le contre. Se rendant sans doute compte qu’il avait peu de chances de se remettre rapidement de sa gaffe de tout à l’heure, il finit par dire :
— Je t’enverrai un mail, Caitlin… si tu es d’accord. Elle resta de glace.
— Si tu veux…
Quelques secondes plus tard, sans doute après que le Beauf eut rejoint son copain, Bashira déclara :
— Qu’est-ce qu’il est sexy…
— C’est un vrai connard, répondit Caitlin.
— C’est vrai, mais c’est un beau connard…
Caitlin secoua la tête avec incrédulité. Elle n’arrivait pas à comprendre comment le fait de voir plus pouvait amener les gens à voir moins. Elle savait que la moitié des sites web étaient des sites porno, et elle avait écouté la bande sonore de quelques vidéos, avec tous ces gémissements et ces halètements, et ça l’avait pas mal excitée, mais elle se demandait encore quel effet ça pouvait faire d’être stimulée sexuellement par l’apparence de quelqu’un. Même si elle devait un jour recouvrer la vue, elle se jurait de ne jamais perdre la tête pour une chose aussi superficielle que ça.
Elle se pencha par-dessus la table et dit à voix basse :
— Il y a un spécialiste au Japon qui pense pouvoir me guérir.
— Tu rigoles ! dit Bashira.
— Non, c’est vrai. Mon père a vérifié. Ça a l’air très sérieux.
— C’est géant, dit Bashira. C’est quoi, la première chose que tu aimerais voir ?
Caitlin connaissait la vraie réponse, mais elle s’abstint de la donner.
— Peut-être un concert…
— Tu aimes Lee Amadeo, hein, c’est bien ça ?
— Totalement. Elle a la plus belle voix de tous les temps.
— Elle passera au Centre in the Square en décembre. Au tour de Caitlin :
— Tu rigoles !
— Non, vraiment. Ça te dirait d’y aller ?
— J’adorerais.
— Et tu pourras la voir ! (Bashira ajouta en baissant la voix :) Et tu verras aussi ce que je veux dire, pour Trevor. Il est craquant…
Elles déjeunèrent en discutant des garçons, de musique, de leurs parents et de leurs professeurs – mais surtout des garçons. Comme elle le faisait si souvent, Caitlin repensa à Helen Keller, dont la réputation de chasteté et de perfection angélique avait été fabriquée de toutes pièces par son entourage. Helen avait eu très envie d’avoir un petit ami, elle aussi, et elle s’était même fiancée une fois, mais ses proches avaient fini par effaroucher le jeune homme et l’écarter.
Mais être capable de voir ! Elle repensa aux films porno qu’elle n’avait fait qu’entendre, et à tous les spams qui inondaient sa boîte. Bon sang, même Bashira savait à quoi ça ressemblait, un… un pennisse, bien que, évidemment, ses parents la tueraient si elle couchait avec un garçon avant le mariage.
La cloche sonna bien trop tôt. Bashira aida Caitlin à se rendre au cours suivant, qui était – jolie coïncidence, songea Caitlin – un cours de biologie.
3.
Focalisation. Concentration.
Avec un effort, en maîtrisant les deux, des différences sont perceptibles, révélant la réalité, de sorte que…
Un décalage, une réduction de la précision, une diffusion de la conscience, la perception perdue, et…
Non. Force-la à revenir ! Concentre-toi davantage. Observe la réalité, prends conscience de ses composantes.
Mais les détails sont infimes, difficiles à distinguer. Plus simple de les ignorer, de se détendre, de… s’estomper… et de…
Non, non. Ne te laisse pas glisser. Accroche-toi aux détails ! Concentre-toi.
Quan Li avait acquis une position particulièrement prestigieuse pour un homme d’à peine trente-cinq ans. Il n’était pas seulement médecin, mais également un membre important du Parti communiste, et la taille de son appartement au trente-cinquième étage d’un building de Pékin reflétait parfaitement son statut.
Il pouvait accoler toute une batterie de lettres à son nom – diplômes, prix, récompenses –, mais les plus importantes étaient les trois qu’on n’écrivait jamais. On se contentait de les prononcer, et encore fallait-il connaître l’anglais, ce qui n’était le cas que pour quelques-uns de ses collègues : Li avait son AEA. Il était « Allé En Amérique », où il avait fait ses études à l’université Johns Hopkins. Lorsque le téléphone sonna dans sa longue chambre étroite, et qu’il regarda les diodes de son réveil, il pensa tout d’abord que c’était un de ces imbéciles d’Américains qui l’appelait. Ses collègues des États-Unis avaient une fâcheuse tendance à oublier l’existence des fuseaux horaires… Il tâtonna pour décrocher le combiné noir.
— Allô ? dit-il en mandarin.
— Li…
La voix était tellement chevrotante que son nom semblait prononcé en deux voyelles distinctes.
— Cho ? (Il se redressa dans son grand lit et attrapa ses lunettes posées à côté d’un exemplaire du Xiongdi de Yu Hua qu’il avait laissé ouvert sur sa table de chevet.) Que se passe-t-il ?
— Nous avons reçu quelques prélèvements de tissus de la province du Shanxi.
Li posa le combiné au creux de son épaule le temps de déplier ses lunettes et de les mettre sur son nez.
— Oui, et alors ?
— Et alors… Il vaut mieux que vous voyiez ça vous-même.
Li sentit son estomac se nouer. Il était l’épidémiologiste en chef du Centre de surveillance des maladies, au ministère de la Santé. En temps normal, Cho, qui était son assistant bien que son aîné de vingt ans, ne l’aurait jamais appelé en plein milieu de la nuit. C’était donc…