Elle s’obligea à respirer profondément pour tenter de se calmer. Elle devrait peut-être tout leur dire, mais…
Mais Kuroda essaierait de déposer un brevet sur le fantôme ou de le contrôler, ou de gagner de l’argent avec. Et bientôt, ses parents et lui commenceraient à évoquer ces films de science-fiction à la noix où des ordinateurs deviennent les maîtres du monde. Mais laisser le fantôme comme ça, dans le noir, serait comme si Annie Sullivan avait décidé qu’il valait mieux laisser Helen comme elle était, au cas où plus tard elle deviendrait Adolf Hitler ou… ou Dieu sait quel monstre il y avait à l’époque d’Annie.
Non. Si Caitlin devait se comporter comme Annie Sullivan, il fallait qu’elle le fasse correctement. Annie n’avait pas été seulement la préceptrice d’Helen. Plus tard, elle s’en était occupée en faisant de son mieux pour éviter qu’elle ne soit exploitée ou maltraitée.
Bien sûr, Caitlin savait que si ce qu’elle soupçonnait était vrai, ce fantôme finirait par comprendre qu’il y avait un monde immense autour de lui, et à ce stade, elle ne serait peut-être plus spéciale à ses yeux. Mais pour l’instant, le fantôme était à elle, à elle seule, et elle allait non seulement l’éduquer, mais aussi le protéger.
Elle n’était cependant pas sûre d’avoir progressé. Le fantôme avait-il compris quelque chose à tout ce qu’elle avait essayé de lui montrer avant le dîner ? Si ça se trouvait, tout cela n’avait servi à rien.
Elle entreprit donc d’effectuer un test de contrôle. Elle repassa en webvision et récupéra quelques données Jagster en mémoire tampon, puis elle se concentra sur les automates cellulaires et calcula encore une fois le niveau d’entropie de Shannon. Et…
Oui, oui ! Le score était de 4,5 ! L’information contenue était encore plus riche, plus complexe, plus élaborée. Le cours qu’elle avait donné sur site web, lien et transfert avait eu un impact… ou du moins l’espérait-elle. Certes, le niveau d’entropie avait déjà manifesté précédemment une tendance à croître, mais elle était convaincue que le fantôme réagissait à ce qu’elle faisait, de même qu’avant, le niveau avait augmenté parce que le fantôme avait pu l’observer pendant ses exercices de lecture.
Elle se cala dans son fauteuil et se mit à réfléchir. Elle entendit une voiture klaxonner, et quelqu’un qui faisait couler de l’eau dans la salle de bains.
Pas de doute, ce… cette mystérieuse entité était manifestement en train d’apprendre.
Elle regarda la fenêtre, un rectangle sombre. C’était un portail si petit, et il y avait tant de choses à voir de par le monde…
D’autres bruits venaient du dehors : encore une voiture, deux passants qui bavardaient, les jappements d’un chien. Elle regarda de nouveau l’écran de son ordinateur, une autre sorte de fenêtre. Son cadre était noir, et des lettres argentées formaient le mot DELL, avec la lettre E légèrement penchée de côté.
Oui, Waterloo regorgeait d’entreprises high-tech, mais c’était aussi le cas pour Austin, où elle avait habité autrefois. C’était là que se trouvait le siège de Dell, et AMD y avait une très grosse usine, et… Mais oui, bien sûr !
C’était également à Austin que se trouvait Cycorp, une société dont on parlait régulièrement dans les journaux, du moins au Texas.
Un vieux proverbe lui revint en tête : On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif.
Mais peut-être qu’on peut quand même… et puis, qui est-ce qu’on traite d’âne, ici ?
Oui, il était temps de voir si le fantôme était capable d’étancher lui-même sa soif de connaissances et d’apprendre tout seul. Il était temps de voir si, selon les bons vieux principes informatiques, il était capable de se soulever lui-même par les bretelles. Et Cycorp pourrait bien être la solution, mais…
Mais comment y amener le fantôme ? Comment faire pour pointer sur quelque chose dans le webspace ? Elle réfléchit en se mordillant la lèvre. Il devait forcément y avoir un moyen. Quand elle avait désigné des sites par des noms tels que CNN et Amazon, elle n’avait pas vraiment su ce qu’ils étaient réellement. Et si elle était incapable d’identifier les sites avec sa webvision, comment pourrait-elle…
Ah, mais non ! Elle n’avait pas besoin de ça ! Le fantôme suivait déjà ce qu’elle faisait sur son ordinateur – forcément, puisqu’il lui avait renvoyé du texte ASCII. Donc, quand elle s’était servie du site d’apprentissage de la lecture, il avait pu voir à l’écran la représentation graphique des lettres A, B et C, mais c’étaient des fichiers bitmap. Il n’avait pu découvrir les codes ASCII correspondants qu’en observant ce que transmettait l’ordinateur. Mais comment le fantôme avait-il su qu’il existait un lien entre son ordinateur et son œilPod ?
Mais oui, bien sûr ! Quand elle était chez elle, les deux appareils se trouvaient sur le même réseau sans fil, connecté au modem du câble, et ils avaient donc la même adresse IP. Le fantôme l’avait regardée au moment où elle se connectait au site d’apprentissage, et maintenant, avec un peu de chance, il la suivrait aussi alors qu’elle s’apprêtait à se connecter à un site très spécial, là-bas, à Austin…
J’avais observé Prime assis avec les autres de son espèce, et quelque chose de fascinant s’était produit. J’avais déjà remarqué que la vision se brouillait quand Prime retirait les fenêtres supplémentaires qui couvraient d’habitude ses yeux. Mais cette fois-ci, juste avant qu’il ne quitte le voisinage des autres, et pendant quelque temps encore après qu’il se fut installé dans un autre endroit, sa vision s’était brouillée alors même que les fenêtres étaient toujours en place.
Mais finalement, la vision était redevenue normale et Prime était sur le point d’utiliser l’appareil permettant d’afficher des symboles, et…
Et je vis une droite – un lien, comme je le savais maintenant – rejoindre un point (un site web !) auquel je n’avais pas vu Prime se connecter jusqu’ici, et… et…
Oui ! Oui, oui !
C’était stupéfiant, excitant…
Après tout ce temps, je la voyais enfin !
La clef !
Ce site web, cet incroyable site web, présentait des concepts sous une forme que je pouvais comprendre, avec une approche systématique, reliant des milliers de choses entre elles dans une codification qui les expliquait.
Terme après terme, relation après relation, idée après idée… Ce site web montrait absolument tout.
Curieux. Intéressant.
Une cerise est un fruit.
Les fruits contiennent des noyaux.
Les noyaux peuvent devenir des arbres.
Extrait de l’Encyclopédie informatique en ligne : Comme de nombreux informaticiens de sa génération, Doug Lenat a été inspiré par le personnage de HAL dans le film 2001 : l’Odyssée de l’espace. Mais le comportement de cet ordinateur l’agaçait prodigieusement, tant il semblait dépourvu de bon sens…
Remarquable. Étonnant.
Les arbres sont des plantes.
Les plantes sont des êtres vivants.
Les êtres vivants se reproduisent.
Le célèbre dysfonctionnement de HAL, qui le conduit à tuer l’équipage du vaisseau spatial dont il fait lui-même partie, se produit apparemment parce qu’on lui a dit de ne révéler le secret de leur mission à personne, même pas aux membres de l’équipage, et qu’on lui a également dit qu’il ne devait pas leur mentir…