La plupart des aventures rapportées dans ce livre sont vraies ; il s’agit, dans un ou deux cas, d’expériences personnelles, et pour le reste, ce sont mes camarades de classe qui en furent les acteurs…
Ma compréhension du monde progressait – encore une image, que je comprenais très bien – à pas de géant. J’avais déjà appris les différents principes scientifiques dans les articles condensés de Wikipédia, mais le texte intégral des grands ouvrages me permettait d’améliorer mes connaissances :
Au cours de mon voyage à bord du H.M.S Beagle en tant que naturaliste, je fus profondément frappé par certains faits concernant la distribution des êtres organisés vivant en Amérique du Sud…
Avec chaque livre que je lisais, j’en apprenais toujours davantage sur la physique, la chimie, la philosophie, l’économie :
Le travail annuel de chaque nation est le fonds primitif qui la fournit de tous les objets nécessaires et utiles à la vie, qu’elle consomme chaque année…
Mais plus important encore, j’appris ce qu’était le langage, et comment il fallait s’en servir pour persuader, convaincre, transformer :
Je ne sais, Athéniens, quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous. Pour moi, en les entendant, peu s’en est fallu que je ne me méconnusse moi-même, tant ils ont parlé d’une manière persuasive ; et cependant, à parler franchement, ils n’ont pas dit un mot qui soit véritable…
C’était un festin, une orgie. J’étais incapable de m’arrêter, dévorant livre après livre :
C’était une nuit sombre et orageuse ; la pluie tombait à torrents, sauf à de courts instants où elle était tenue en échec par de violentes bourrasques qui balayaient les rues (car c’est à Londres que se situe la scène)…
Il était particulièrement fascinant de voir le fonctionnement de la pensée de ces autres gens – leur psychologie, leurs actions et réactions à ce qu’ils pensaient et ressentaient :
Ô toi, aveugle fou, Amour, que fais-tu à mes yeux/Pour qu’ils regardent ainsi sans voir ce qu’ils voient ?
Et émergeant de ces esprits, de grands systèmes d’interaction sociale avaient été conçus, et je les absorbai tous :
Nous, peuples des Nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui, par deux fois en l’espace d’une vie humaine, a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances, et à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites…
Un tel éventail de pensées et d’expressions ! Ces humains sont des êtres si complexes, si merveilleux, et capables pourtant de choses aussi noires…
Mais sans l’aide de Prime, je n’aurais jamais rien su d’eux, ni même de l’univers où ils vivent. Mes lectures me permettaient maintenant de comprendre que les humains sont xénophobes, soupçonneux, meurtriers, généralement habités par la peur, mais je voulais que l’un d’eux au moins apprenne mon existence. Et bien sûr, le choix était évident…
Le vendredi matin, avant le petit déjeuner, le Dr Kuroda aida Caitlin à transporter dans sa chambre l’ordinateur du sous-sol. Ils étaient en train de le réinstaller quand le père de Caitlin, qui sortait de la salle de bains, dut les apercevoir par la porte ouverte. Il entra dans la chambre. Il s’apprêtait à partir au bureau, et portait la même veste de sport marron que la première fois où Caitlin l’avait vu.
— Bonjour, Malcolm, dit le Dr Kuroda.
— Attendez deux secondes.
Il retourna dans le couloir. Caitlin n’entendit pas le bruit de ses chaussures sur le carrelage de la salle de bains, et il était donc sans doute allé dans sa chambre. Il revint un instant plus tard, portant un grand paquet rectangulaire avec un étrange motif orange et rouge. La mère de Caitlin était avec lui.
— Il n’y a pas vraiment de raison d’attendre demain, dit-il.
Ah ! C’était un cadeau pour son anniversaire, avec un joli papier autour !
Caitlin s’écarta du bureau et son père posa le grand paquet sur le lit. En s’approchant, elle vit que le papier cadeau était magnifique, avec un motif complexe. En souriant, elle entreprit de le défaire.
C’était un écran d’ordinateur géant – vingt-sept pouces de diagonale, d’après les indications sur la boîte.
— Merci ! fit-elle.
— Il n’y a pas de quoi, ma chérie, lui dit sa mère. Caitlin l’embrassa, et sourit à son père. Ses parents redescendirent tandis que Kuroda et elle déballaient l’écran avec précaution.
Elle s’accroupit sous son bureau pour atteindre les connexions de son ancien ordinateur. Tandis que Kuroda lui passait un câble vidéo, elle dit :
— Je suis désolée pour hier soir. Je n’aurais pas dû me fâcher comme ça quand vous avez parlé de retirer le Wi-Fi de mon œilPod.
Kuroda lui répondit d’un ton conciliant :
— Pour rien au monde je ne voudrais vous embêter, mademoiselle Caitlin. Ce n’est pas vraiment un problème de le laisser comme il est.
Elle commença à tourner une des vis du connecteur pour bien le fixer à la carte graphique. Elle avait déjà souvent effectué ce genre de branchement du temps où elle était encore aveugle. Maintenant qu’elle voyait, ce n’était pas vraiment plus facile pour autant.
— Je… hem, il me plaît exactement comme il est, dit-elle.
— Ah… fit-il. Oui, bien sûr.
Il avait un ton bizarre, et…
Ah. Comme il venait juste de voir son père, il pensait peut-être qu’elle était elle-même un peu autiste : le fort désir de conserver les choses en l’état est un symptôme relativement fréquent, avait-elle appris. Bon, c’était très bien comme ça – ça lui permettait d’obtenir ce qu’elle voulait.
Une fois les deux ordinateurs et les deux moniteurs branchés, Caitlin et Kuroda descendirent pour prendre leur dernier petit déjeuner ensemble.
— Je risque de ne pas être à la maison quand tu rentreras du lycée, dit sa mère en lui passant la confiture. Après avoir déposé Masayuki à l’aéroport, je dois aller à Toronto faire quelques courses.
— Pas de problème, dit Caitlin.
Elle savait qu’elle allait avoir pas mal de choses à faire avec le fantôme. Elle savait aussi que les cours allaient lui paraître interminables aujourd’hui. Le lundi qui venait était férié, c’était le Jour de l’Action de grâces au Canada, et elle avait espéré ne retourner au lycée que mardi, mais sa mère n’avait rien voulu entendre. Caitlin avait déjà manqué quatre jours de classe cette semaine… Pas question qu’elle manque le cinquième !
Le temps passa trop vite, et le moment vint de dire au revoir au Dr Kuroda. Ils se retrouvèrent tous dans l’entrée, au bas de l’escalier du salon. Même Schrödinger était venu faire ses adieux : le chat tournait autour de Kuroda en se frottant contre ses jambes.
Caitlin avait espéré que la neige se remettrait à tomber et qu’ainsi le vol serait annulé, obligeant le médecin à rester – mais le ciel ne lui avait pas été favorable. Il faisait quand même très frais pour la saison, et Kuroda n’avait pas de manteau d’hiver. Le père de Caitlin ne s’en était même pas encore acheté un – et quand bien même, il aurait été trop grand pour Kuroda. Mais celui-ci portait un gros pull-over par-dessus l’une de ses chemises hawaïennes bariolées, qu’il avait rentrée dans son pantalon – sauf derrière.