— Vous allez me manquer terriblement, dit Kuroda en les regardant tour à tour.
— Vous serez toujours le bienvenu chez nous, lui dit sa mère.
— Merci. Esumi et moi, nous n’avons pas une maison aussi grande, mais si jamais vous revenez au Japon…
Il ne termina pas sa phrase. Caitlin se dit qu’elle allait tout juste avoir seize ans, et qu’il n’était pas impossible qu’elle fasse un jour ce voyage. Qui savait ce que l’avenir lui réservait ? Mais là, pour l’instant, cela semblait peu probable.
Certes, Kuroda avait dit qu’il allait construire d’autres implants, et qu’il y aurait donc d’autres opérations réalisées à Tokyo. Mais le prochain était prévu pour ce fameux garçon de Singapour dont il lui avait parlé. Il allait se passer énormément de temps avant que Caitlin ait une chance de se faire poser un second appareil… et elle devait peut-être même se faire à l’idée qu’elle passerait le reste de sa vie à ne voir que d’un œil.
Que d’un œil ! Elle secoua la tête – un geste de personne qui voit – et sourit malgré les larmes qui lui venaient aux yeux. Cet homme lui avait donné la vue – c’était un véritable faiseur de miracles. Mais elle ne pouvait pas le lui dire tout haut, ça faisait quand même un peu trop cliché. C’est pourquoi, en repensant à son voyage de Toronto à Tokyo, elle dit simplement :
— Essayez de ne pas être trop près des toilettes dans l’avion…
Et elle le serra très fort dans ses bras, sans arriver à faire le tour de sa taille. Il la serra très fort à son tour.
— Ah, fit-il doucement, ma mademoiselle Caitlin… Elle le relâcha, et ils restèrent tous immobiles pendant quelques secondes, telles des statues, et c’est alors…
Et c’est alors que son père…
Caitlin sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine, et elle vit sa mère hausser les sourcils presque jusqu’à la racine des cheveux…
Son père, Malcolm Decter, tendit la main vers le Dr Kuroda, et Caitlin vit le grand effort que cela lui demandait. Puis il regarda le médecin droit dans les yeux pendant trois secondes – cet homme qui avait fait à sa fille le cadeau de la vue – et il lui serra la main.
Kuroda lui sourit, puis il adressa un sourire encore plus large à Caitlin avant de quitter la maison avec sa mère.
C’est le père de Caitlin qui la conduisit au lycée ce jour-là. Elle était absolument sidérée par le spectacle le long du trajet, voyant distinctement les choses maintenant qu’elle portait des lunettes. La neige était en train de fondre sous le soleil matinal, et tout semblait étinceler. La voiture s’arrêta à un panneau Stop, qui devait être là où elle avait vu les éclairs. Ce coin de rue ressemblait certainement à des millions d’autres en Amérique du Nord : les trottoirs avec leur bordure, les pelouses (en partie recouvertes de neige en ce moment), les maisons, et quelque chose qu’elle finit par identifier comme étant une bouche d’incendie.
Elle regarda l’endroit où elle avait trébuché sur la chaussée, et se souvint d’une blague entendue sur Saturday Night Live quelques années plus tôt. Dans la revue du week-end, Seth Meyers avait expliqué que « les aveugles considèrent les voitures à moteur hybride comme une grave menace, car ils ont du mal à les entendre et elles constituent un danger quand ils veulent traverser la rue ». Il avait ajouté : « Autres dangers pour les aveugles qui traversent la rue : tout le reste. »
Elle avait bien ri à l’époque, et encore maintenant, la blague la fit sourire. Elle s’était très bien débrouillée quand elle était aveugle, mais elle savait que sa vie allait être maintenant plus facile et comporter moins de risques.
Caitlin avait les écouteurs blancs de son iPod sur les oreilles. Elle appréciait toujours d’écouter des sélections au hasard, mais elle se rendit soudain compte qu’elle aurait dû demander un nouvel iPod pour son anniversaire, un modèle équipé d’un écran pour qu’elle puisse choisir elle-même ses morceaux de musique. Bah, ce n’était pas grave, Noël n’était pas loin !
Le lycée Howard Miller possédait un portique blanc très impressionnant devant son entrée principale. Quand elle sortit de la voiture pour se diriger vers les portes vitrées, Caitlin se sentit à la fois angoissée et excitée : angoissée parce que tout le lycée devait être maintenant au courant qu’elle avait recouvré la vue, et excitée parce qu’elle allait enfin voir à quoi ressemblaient ses amis et ses professeurs, et…
— La voilà ! fit une voix que Caitlin connaissait bien.
Elle courut vers Bashira pour l’embrasser : son amie était très belle.
— Toute ma famille a regardé le reportage à la télé, dit Bashira. Tu étais fantastique ! Et alors, c’est donc à ça que ton Dr Kuroda ressemble ! Il…
Caitlin l’interrompit avant qu’elle ne fasse une remarque désagréable.
— Il est dans l’avion en ce moment, il rentre au Japon. Il va beaucoup me manquer.
— Allez, viens, on va être en retard, dit Bashira en lui offrant le bras comme d’habitude.
Mais Caitlin se contenta de le lui serrer affectueusement en disant :
— Ça va, j’arrive à me débrouiller toute seule. Bashira secoua la tête en souriant :
— Ah, je crois que je peux dire adieu à mes cent dollars par semaine…
Caitlin avança lentement. Elle avait déjà parcouru ce couloir des dizaines de fois, mais elle ne l’avait jamais vraiment vu. Il y avait des affiches sur les murs, et… de vieilles photos de classe, et ce qui devait être des postes de sécurité incendie ? Et aussi d’innombrables casiers, et des centaines d’élèves et de professeurs qui déambulaient, et bien d’autres choses encore. Tout ce spectacle lui donnait le tournis.
— Tu sais, Bash, ça ne sera pas pour tout de suite. J’ai encore besoin de trouver mes repères.
— Ah, bon sang, chuchota Bashira juste assez fort pour se faire entendre au milieu du brouhaha. Voilà Trevor.
Caitlin lui avait naturellement parlé de l’histoire du bal, par messagerie instantanée. Elle s’arrêta.
— C’est lequel ?
— Là-bas, près du distributeur d’eau, le deuxième à partir de la gauche.
Caitlin s’était souvent servie de ce distributeur, mais elle avait encore du mal à faire le rapprochement des objets avec leur aspect, et… ah, ça devait être ce machin blanc qui dépassait du mur.
Elle observa Trevor, qui se trouvait encore à une dizaine de mètres. Il leur tournait le dos. Il avait des cheveux jaunes et de larges épaules.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc qu’il a sur le dos ?
— C’est un maillot de hockey. Celui des Maple Leafs de Toronto.
— Ah, fit Caitlin.
Elle se dirigea vers lui en bousculant un garçon au passage – elle avait encore du mal à apprécier les distances.
— Excuse-moi, dit-elle, je suis vraiment désolée.
— Y a pas de mal, dit le garçon en s’éloignant.
Et Caitlin le rejoignit enfin : le Beauf en personne. Et là, sous les néons brillants, toute la puissance de Calculatrix remonta en elle :
— Trevor, dit-elle sèchement.
Il était en train de parler avec un camarade. Il se retourna.
— Ah, heu, salut, dit-il. (Son maillot était bleu foncé, et le dessin blanc sur le devant ressemblait effectivement aux feuilles[5] qu’elle avait vues dans son jardin.) Je, hem, je t’ai vue à la télé, poursuivit-il. Alors, heu, comme ça, tu peux voir, maintenant ?
5
Le nom de cette équipe canadienne de hockey sur glace, Maple Leafs, signifie « Feuilles d’érable ».