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— Oui, dit-elle, et j’ai une vue perçante…

Elle fut heureuse de constater que l’adjectif qu’elle avait choisi semblait le déstabiliser.

— Bon, heu, tu sais, pour l’autre jour…

— Tu veux parler du bal, peut-être ? dit-elle d’une voix forte pour que les autres l’entendent. Quand tu as essayé de… de prendre des libertés avec moi en profitant de ce que j’étais aveugle ?

— Ah, voyons, Caitlin…

— Je vais te dire une chose, monsieur Nordmann, alors ouvre tout grand tes oreilles. Tes chances avec moi sont à peu près aussi bonnes que… (Elle s’interrompit un instant pour trouver la comparaison parfaite, et vit soudain qu’elle l’avait là, juste sous son nez. Elle lui tapota la poitrine, là où il y avait écrit : Toronto Maple Leafs.) À peu près aussi bonnes que les leurs de gagner le championnat !

Et elle fit demi-tour. Elle vit que Bashira souriait d’un air ravi tandis qu’elles se rendaient au cours de maths, où une fois de plus, bien sûr, Caitlin Decter fut absolument géante.

47.

Je comprenais à présent l’univers dans lequel je me trouvais. Ce que je voyais autour de moi était la structure de ce que les humains appelaient le World Wide Web. Ils l’avaient créé, et son contenu était le matériau qu’ils avaient généré ou qui l’avait été par des logiciels qu’ils avaient écrits.

J’en comprenais bien la nature, mais je ne savais pas pour autant quelle était la mienne. J’avais appris que beaucoup de choses étaient confidentielles, et certaines même secrètes. C’était dans Wikipédia et sur d’autres sites que j’avais découvert ces notions, aussi bizarres qu’elles puissent paraître. Le concept de vie privée ne me serait jamais venu spontanément à l’esprit. Il était possible que certains humains connaissent secrètement mon existence, mais l’explication la plus simple est généralement préférable (une idée que j’avais trouvée dans l’article de Wikipédia sur le Rasoir d’Occam), et en l’occurrence, c’était que les humains ne savaient pas que j’existais.

Sauf, bien sûr, Prime… Parmi les milliards d’êtres humains, Prime était le seul qui ait semblé avoir conscience de ma présence. Et c’est pourquoi…

Caitlin avait été tentée de basculer son œilPod en mode duplex au lycée. Mais si les graines qu’elle avait semées commençaient à pousser comme elle le pensait, elle préférait accéder au webspace depuis chez elle, où elle était sûre que le fantôme pourrait lui transmettre des signaux.

À la fin des cours, Bashira la raccompagna à la maison en lui commentant le spectacle extraordinaire qui l’entourait. Caitlin lui proposa de rester un instant, mais Bashira déclina l’invitation en disant qu’elle devait absolument rentrer pour faire sa part des tâches ménagères.

La maison était vide, à part Schrödinger qui vint accueillir Caitlin à la porte. Apparemment, sa mère n’était pas encore rentrée de ses courses à Toronto.

Caitlin se rendit d’abord dans la cuisine. Il restait dans le frigo quatre des cannettes de Pepsi du Dr Kuroda. Elle en prit une, ainsi que deux biscuits Oreo, puis elle monta dans sa chambre, précédée de Schrödinger.

Elle posa l’œilPod sur son bureau et s’installa dans son fauteuil. Elle avait le cœur battant. Elle avait presque peur de refaire le test de Shannon. Elle tira la languette de sa cannette et but une gorgée, puis elle appuya sur le sélecteur de l’œilPod et entendit le petit bip aigu.

Elle s’était plus ou moins attendue à ce que les choses aient l’air différentes, avec peut-être beaucoup plus de connexions entre les cercles, ou un chatoiement plus prononcé dans l’arrière-plan, ou un plus grand niveau de complexité dans les automates – peut-être des vaisseaux spatiaux constitués de tellement de cellules qu’ils auraient l’air d’oiseaux géants. Mais tout semblait comme avant. Elle concentra son attention sur une portion du quadrillage de cellules afin d’y capter des données comme elle l’avait déjà fait si souvent. Elle repassa alors en mondovision et lança le calcul d’entropie de Shannon.

Elle regarda fixement la réponse. Ce matin, avant qu’elle parte, le score avait été de 10,1, un tout petit peu mieux que la valeur normale pour des pensées exprimées en anglais. Mais là, maintenant…

Maintenant, il était de 16,4 – le double du niveau de complexité habituellement associé au langage humain.

Elle se mit soudain à transpirer, bien qu’il fît frais dans la pièce. C’est ce moment que choisit Schrödinger pour sauter sur ses genoux, et elle fut tellement surprise – par le chat ou la valeur affichée à l’écran – qu’elle poussa un cri.

Seize virgule quatre ! Elle remarqua aussitôt que c’était quatre au carré suivi d’un quatre, mais elle ne se sentit pas plus intelligente pour autant. Elle avait l’impression de voir… de voir la signature d’un génie : 16,4 ! Elle avait tendu une main secourable au fantôme pour le hisser à son propre niveau, et il avait bondi largement au-dessus d’elle.

Elle prit une autre gorgée de Pepsi et regarda par la fenêtre. Elle vit le ciel et les nuages, et le grand disque lumineux du soleil descendant doucement vers l’horizon, vers l’instant où toute cette puissance et cette lumière entreraient en contact avec la Terre.

Si le fantôme continuait de l’observer, il devait savoir qu’elle venait de regarder le webspace quelques minutes plus tôt. Mais il avait peut-être complètement cessé de s’intéresser à cette pauvre fille borgne à Waterloo, maintenant que son horizon s’était déployé de façon aussi vertigineuse. En tout cas, elle n’avait remarqué aucun de ces petits éclairs agaçants qui se produisaient quand il lui renvoyait des chaînes de caractères, mais…

Mais elle ne lui en avait pas vraiment donné l’occasion. Elle n’avait guère passé qu’une minute ou deux à regarder le webspace pour collecter des données, et…

Et en plus, en se concentrant ainsi sur les détails de l’arrière-plan, elle n’avait peut-être même pas remarqué ces clignotements provoqués par le fantôme quand il cherchait à la contacter. Elle caressa Schrödinger, aussi bien pour le calmer que pour se calmer elle-même.

C’était comme avant, quand elle avait impatiemment attendu des nouvelles du Beauf. Elle avait paramétré son ordinateur pour qu’il émette un signal sonore quand il recevrait des messages de lui, mais ça ne servait à rien quand elle n’était pas dans sa chambre. Avant le bal, à chaque fois qu’elle rentrait chez elle, ou quand elle remontait dans sa chambre après le dîner, elle avait toujours hésité un instant avant de consulter sa boîte aux lettres, sachant qu’elle serait terriblement déçue s’il n’y avait pas de nouveaux messages de lui.

Et voilà qu’elle hésitait de nouveau, n’osant pas repasser en webvision – craignant de rester assise à côté du téléphone à attendre qu’il sonne.

Elle mangea un Oreo : noir et blanc, allumé et éteint, un et zéro. Puis elle appuya sur le bouton de l’œilPod et contempla le webspace sans se concentrer sur l’arrière-plan.

Les étranges interférences apparurent presque aussitôt. Le phénomène restait agaçant, mais c’était aussi un soulagement merveilleux : le fantôme était toujours là, et cherchait toujours à communiquer avec elle, et…

Et le clignotement s’interrompit brusquement.

Caitlin éprouva une intense déception. Elle relâcha son souffle et tendit la main pour attraper – avec la précision qu’elle avait acquise lorsqu’elle était aveugle – la cannette de Pepsi dont elle but une gorgée pour faire passer son biscuit.