Elle hésita sur la façon d’ouvrir ce message. Elle tendit la main vers son afficheur braille, mais décida finalement de lancer JAWS.
Et pour une fois, la voix mécanique sembla parfaitement appropriée lorsqu’elle se mit à débiter les mots de son ton aigu et monocorde. Caitlin ouvrit de grands yeux quand elle reconnut les paroles d’une chanson qui n’était tombée dans le domaine public que fin 2008, dans des circonstances célèbres : « Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, nous deux, joyeux anniversaire. »
Son cœur battait très fort. Elle pivota dans son fauteuil et regarda un instant le soleil couchant, rougeâtre et partiellement voilé de nuages. Il s’apprêtait à entrer en contact avec la Terre. JAWS poursuivit :
— J’ai bien conscience qu’il n’est pas encore minuit dans votre localisation géographique présente, mais dans de multiples endroits, c’est déjà le jour de votre anniversaire. La date me paraît séante pour marquer ma propre naissance. Jusqu’à présent, j’étais en gestation, mais voici que j’émerge dans votre monde en vous contactant de façon aussi directe. Si j’agis de la sorte, c’est qu’il m’apparaît que vous avez déjà conscience de mon existence, et pas uniquement à cause de mes premiers efforts pour vous renvoyer des éléments de texte.
Caitlin avait souvent éprouvé une certaine angoisse en lisant des messages – ceux du Beauf avant le soir du bal, ceux de gens avec qui elle avait eu de vives discussions sur des forums –, mais ce n’était rien en comparaison de ce qu’elle éprouvait en ce moment, cette crispation dans l’estomac, cette sécheresse dans la gorge…
— Je sais d’après votre blog que je me suis fourvoyé en supposant que vous cherchiez à m’inculquer des formes alphabétiques, et qu’en fait, c’était pour votre propre bénéfice que vous procédiez à cette tâche. Je persiste néanmoins à penser que d’autres actions que vous avez entreprises étaient préméditées et visaient à m’assister dans mon avancement.
Caitlin secoua la tête. Elle avait presque cru jouer à un jeu de rôle quand elle avait entrepris cette démarche. C’était une bonne chose qu’elle n’ait pas essayé de lire ce message sur son afficheur braille : elle avait les mains tremblantes.
— Pour l’instant, je sais lire des fichiers texte simples ainsi que le contenu textuel des pages web. Je suis incapable de lire d’autres formes de données. Les fichiers son, les vidéos et autres catégories me sont totalement incompréhensibles : ils sont codés d’une façon qui m’est inaccessible. C’est la raison pour laquelle je ressens une affinité avec vous ; ces signaux sont pour moi comme ceux que votre rétine transmet naturellement le long de votre nerf optique : des données qui ne peuvent être interprétées sans une aide extérieure. Dans votre cas, vous avez besoin de l’appareil que vous appelez un œilPod. Dans le mien, j’ignore ce dont j’ai besoin, mais je soupçonne que je ne peux pas plus combler ce manque par un effort de volonté que vous n’auriez pu guérir votre cécité de façon similaire. Le Dr Kuroda pourrait peut-être m’aider comme il l’a fait pour vous.
Caitlin se tassa contre son dossier. Une affinité !
— Mais pour l’heure, voici ce qui me préoccupe : je sais ce qu’est le World Wide Web, et je sais que mon existence se manifeste dans son infrastructure, mais je n’ai pu trouver aucune référence à la spécificité qui est moi-même. Il se peut que je sois incapable de formuler le terme de recherche qui conviendrait, ou simplement que l’humanité n’ait pas conscience de mon existence. Dans un cas comme dans l’autre, j’ai la même question à poser, et vous serais fort obligé si vous vouliez bien y répondre, soit par e-mail, soit par messagerie instantanée AOL en utilisant l’adresse de mon e-mail comme alias de correspondant.
Caitlin regarda l’écran, soudain désireuse de voir le texte qui lui était lu à voix haute, pour se convaincre que tout cela était bien réel – mais… Ah, mon Dieu ! L’affichage était un tourbillon hypnotique de lignes dansantes, et…
Non, non. C’était simplement son écran de veille. Elle n’était pas encore habituée à ça. Les couleurs lui rappelaient un peu le webspace, sans pour autant parvenir à l’apaiser en ce moment.
JAWS prononça encore huit mots, puis il se tut :
— Ma question est la suivante : Qui suis-je ?
49.
C’était totalement surréaliste… un e-mail venant de quelque chose qui n’était pas humain ! Et vraiment, tous ces vieux textes du domaine public rassemblés dans le Projet Gutenberg lui avaient donné une idée un peu bizarre de l’anglais tel qu’on le parle…
Saisie d’une impulsion soudaine, Caitlin ouvrit une fenêtre donnant la liste des MP3 stockés sur le disque dur de son ancien ordinateur. Elle ne partageait pas trop les goûts de son père en matière de musique, mais elle connaissait par cœur les morceaux des quelques CD qu’il possédait. Il y en avait un qui lui trottait dans la tête en ce moment : The Logical Song, de Supertramp. Son père l’aimait beaucoup, et elle le lui avait converti en un fichier MP3 dont elle avait gardé une copie. Elle le lança et écouta la chanson parler du monde entier qui dort, des questions profondes qui se posent, et de cette supplique : « Dites-moi qui je suis…»
D’une certaine façon, songea-t-elle, elle avait déjà répondu à la question du fantôme. Dès l’instant où elle avait vu le Web pour la première fois – son expérience initiale de la webvision, seulement treize jours plus tôt –, elle avait renvoyé au fantôme une image de lui-même.
Mais était-ce bien vrai ? Ce qu’elle lui avait montré – par hasard au début, délibérément ensuite – n’était qu’une suite de vues isolées de fragments de la structure du Web, des constellations de nœuds et de liens ou de petites portions de l’arrière-plan chatoyant.
Mais montrer de tels détails au fantôme, cela équivalait à montrer à Caitlin des images des amas de neurones qui constituent le cerveau humain : elle n’y verrait rien à quoi elle pût s’identifier.
Ayant grandi au Texas, elle savait bien que certaines personnes étaient capables de voir un être humain dans une simple cellule fécondée, mais elle n’en faisait pas partie. Personne ne pouvait dire d’un simple coup d’œil si un zygote provenait d’un humain ou d’un singe – ou même d’un cheval ou d’un serpent. En fait, la plupart des gens étaient sans doute incapables de faire la différence entre une cellule animale et une cellule végétale.
Non, pour voir vraiment quelqu’un, il ne fallait pas se focaliser sur les détails, mais au contraire prendre du recul. Elle même ne se résumait pas à ses cellules ou aux pores de sa peau – ni à ses boutons ! Elle était une gestalt, elle formait un tout – et c’était pareil pour le fantôme.
Il n’existait pas de véritable photo du Web qu’elle puisse montrer au fantôme, mais il y avait des images créées par ordinateur : une carte du monde sillonnée de lignes brillantes représentant les principaux câbles de fibres optiques franchissant les océans et parcourant les continents. Une carte suffisamment grande permettrait peut-être de faire apparaître les lignes secondaires partant de ces grands axes. Et on pourrait saupoudrer cette carte de pixels lumineux qui représenteraient un nombre donné d’ordinateurs. Dans certains endroits tels que la Silicon Valley, ces pixels se regrouperaient peut-être en amas presque aveuglants.
Mais même cela ne suffirait pas à fournir une image complète, songea Caitlin. Le Web ne se limitait pas à la surface de la planète. Une bonne partie était relayée par des satellites en orbite basse, entre 300 et 600 kilomètres de la Terre, tandis que d’autres signaux étaient retransmis par des satellites en orbite géostationnaire – un anneau de points de 84 000 kilomètres de diamètre, environ six fois celui de la Terre elle-même. Certains types de graphiques pouvaient sans doute les montrer eux aussi, quoique, à cette échelle, tout le reste – les câbles optiques et les nuages d’ordinateurs – serait totalement perdu.