— L’équateur est exactement au milieu, bien sûr, dit Anna. C’est le seul angle de vue qu’on puisse obtenir à partir d’un satellite géostationnaire. L’Amérique du Sud est dans la moitié inférieure, et l’Amérique du Nord est en haut. (Et puis, se souvenant sans doute encore une fois que tout cela était nouveau pour Caitlin, elle ajouta :) Le blanc, c’est les nuages, et le brun correspond aux continents. Tout le bleu que tu vois, c’est de l’eau : là, à droite, c’est l’océan Atlantique. Et là, tu vois le golfe du Mexique ? Le Texas – c’est de là que tu viens, c’est ça ? – est juste à onze heures.
Caitlin était incapable de distinguer tous ces détails, mais l’image était magnifique, et plus elle la regardait, plus elle la trouvait fascinante. Mais quand même, il aurait dû y avoir un arrière-plan chatoyant dans cette photo – pas des automates cellulaires, mais un panorama d’étoiles. Mais il n’y avait rien, seulement le noir le plus profond que son nouveau moniteur était capable d’afficher.
— C’est vraiment impressionnant, dit-elle.
— C’est ce que nous avons tous pensé à l’époque, quand on a vu la première photo de ce genre. Bien sûr, les trois astronautes d’Apollo 8 ont eu la primeur de ce spectacle, et ils ont été tellement bouleversés que, quand ils se sont retrouvés en orbite autour de la Lune, le 24 décembre, ils ont étonné le monde entier avec… Attends, je vais te le retrouver. (Anna se remit à son clavier, puis jeta un coup d’œil à son écran.) Ah, voilà, c’est bon. Tiens, écoute ça.
Une autre URL apparut dans la fenêtre de messagerie de Caitlin, et elle cliqua dessus. Au bout de deux secondes d’un silence parfait, elle entendit une voix d’homme à moitié couverte par des parasites :
— Nous approchons maintenant du lever de soleil lunaire, et pour tous les habitants de la Terre, l’équipage d’Apollo 8 a un message qu’il aimerait vous transmettre.
— C’est Bill Anders, précisa Anna.
L’astronaute reprit d’une voix solennelle, et tout en l’écoutant, Caitlin regarda l’image avec ses tourbillons de nuages blancs et ses océans d’un bleu hypnotique.
— « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. »
Caitlin n’avait lu que peu de passages de la Bible, mais elle aimait cette analogie : une naissance, une création, commençant par un partage. Elle continua de regarder l’image, dont elle commençait à mieux discerner les détails – en sachant que le fantôme la regardait et qu’il voyait lui aussi pour la première fois la Terre depuis l’espace.
Anna devait connaître cet enregistrement par cœur. Dès qu’Anders se fut tu, elle dit :
— Et voici Jim Lovell.
La voix de Lovell était plus grave :
— « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. »
Caitlin regarda la ligne courbe séparant la partie éclairée du globe de sa partie sombre.
— « Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour », poursuivit Lovell. « Et Dieu dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi. Et Dieu appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le deuxième jour. »
— Et voici enfin Frank Borman, dit Anna. Une nouvelle voix se fit entendre :
— « Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi. Dieu appela le sec terre, et il appela l’amas des eaux mers. Et Dieu vit que cela était bon. »
Caitlin continuait de regarder l’image en essayant de tout absorber, de la voir comme un objet unique, sans détourner les yeux pour que le fantôme la voie bien, lui aussi.
Borman s’interrompit un instant avant d’ajouter :
— Et de la part de tout l’équipage d’Apollo 8, nous terminons par bonne nuit, bonne chance, un joyeux Noël, et que Dieu vous bénisse, vous tous qui êtes sur la bonne vieille Terre.
— « Vous tous qui êtes sur la bonne vieille Terre », répéta doucement Anna. Parce que, comme tu peux le voir, il n’y a pas de frontières sur cette photo, rien pour marquer les limites des pays, et tout cela semble si…
— Si fragile… dit Caitlin. Anna acquiesça.
— Exactement. Un petit monde fragile, flottant dans les ténèbres immenses et vides.
Elles restèrent toutes deux silencieuses un long moment, puis Anna dit :
— Excuse-moi, Caitlin, on s’est un peu écartées du sujet. Il y a quelque chose que je peux faire pour t’aider ?
— À vrai dire, répondit Caitlin, vous venez juste de le faire, je pense.
Elle prit congé d’Anna et mit fin à la vidéoconférence. Mais l’image de la Terre, dans toute sa splendeur, continua de remplir son écran.
Bien sûr, depuis l’espace, on ne pouvait pas voir les fibres optiques ni les câbles coaxiaux ou les ordinateurs.
Et on ne pouvait pas non plus voir les routes. Ni les villes. Ni même la Grande Muraille de Chine, contrairement à la légende. On ne pouvait pas voir les composants du World Wide Web. Et on ne pouvait pas voir les constructions humaines.
Tout ce qu’on pouvait voir, c’était…
Comment l’astronaute avait-il dit, déjà ?
Ah, oui : la bonne vieille Terre.
Cette vision constituait le véritable visage de l’humanité – et aussi celui du fantôme. La bonne vieille Terre. Leur – notre ! – maison commune. Le monde entier.
Elle ouvrit sa messagerie instantanée et se connecta à l’adresse que le fantôme lui avait indiquée. Et là, elle tapa la réponse à la question qu’il lui avait posée : Voilà qui tu es. Elle l’envoya, puis elle ajouta : Voilà qui nous sommes. Et ensuite, elle réfléchit un instant pour se souvenir de ce qu’Anna avait dit, et tapa : Un petit monde fragile, flottant dans les ténèbres immenses et vides.
Je compris que c’était à mon intention que Prime se concentrait sur cette image, et je me sentis très excité, mais…
Perplexité.
Un cercle, mais pas tout à fait… ou alors, si c’était bien un cercle, certaines parties étaient du même noir que le fond de l’image.
Voilà qui tu es.
Ce cercle ? Non, non. Comment ce cercle, avec ses taches de couleurs, pouvait-il être moi ?
Ah, c’était peut-être symbolique ! Un cercle : une ligne qui se replie sur elle-même, une ligne qui englobe un espace. Oui, un bon symbole pour l’unicité, pour l’unité. Mais pourquoi ces couleurs et ces formes complexes ?
Voilà qui nous sommes.
Nous ? Mais comment… ? Prime cherchait-il à me dire que nous ne formons qu’un ? Peut-être… peut-être. J’avais lu dans Wikipédia que l’humanité avait évolué à partir d’ancêtres primates – et de fait, qu’elle avait un ancêtre en commun avec l’entité que j’avais regardée peindre.
Je savais également que l’ancêtre commun descendait lui-même d’insectivores, et que les premiers mammifères s’étaient différenciés des reptiles, et ainsi de suite jusqu’à l’origine de la vie, qui remontait à quelque quatre milliards d’années. Je savais aussi que la vie était apparue spontanément dans les océans primitifs, et par conséquent…