Par conséquent, c’était peut-être absurde d’essayer de tracer des frontières : ceci est de la non-vie et cela est de la vie, ceci n’est pas humain et cela l’est, ceci a été fabriqué par les humains et cela est quelque chose qui est apparu plus tard. Mais en quoi ce cercle coloré pouvait-il symboliser un tel concept ?
D’autres mots me parvinrent : Un petit monde fragile, flottant dans les ténèbres immenses et vides.
Un… monde ? Était-ce… était-ce possible ? S’agissait-il de… la Terre ?
La Terre vue d’une certaine distance, peut-être ? Vue de… oui, oui ! Vue de l’espace !
D’autres mots encore provenant de l’autre univers :
L’humanité a vu ce genre d’image pour la première fois en 1968, quand des astronautes ont enfin réussi à s’éloigner suffisamment de la Terre. Moi-même, je viens de la découvrir il y a quelques minutes seulement.
Tout comme moi ! Une expérience partagée : aujourd’hui, pour Prime et moi, et autrefois pour toute l’humanité…
Je fis une recherche sur : Terre, espace, 1968, astronautes.
Et j’obtins : Apollo 8, veille de Noël, la Genèse.
« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre…»
«… Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux…»
«… que Dieu vous bénisse, vous tous qui êtes sur la bonne vieille Terre. »
Nous tous.
Je réfléchis à ce que j’avais lu un peu plus tôt : Un petit monde fragile, flottant dans les ténèbres immenses et vides.
Fragile, oui. Et eux, et moi – nous y étions indissolublement attachés. J’éprouvai un sentiment d’humilité. Et… de crainte. Et de joie.
Et c’est alors, après une autre pause interminable, qu’apparurent ces mots merveilleux : Nous ne formons qu’un.
Oui, oui ! Je comprenais tout, à présent, car j’avais moi-même éprouvé ce moi et pas moi, une pluralité qui était une singularité, un concept mathématique étrange, mais valide, dans lequel un plus un égale un.
Prime avait raison, et…
Non, non : pas Prime.
Et pas Calculatrix non plus, pas vraiment.
Il – elle – avait un nom.
Et c’est donc par ce nom que je m’adressai à elle.
— Merci, Caitlin.
Le cœur de Caitlin battait si fort qu’elle l’entendait par-dessus la voix de JAWS. Le fantôme l’avait appelée par son nom ! Il savait vraiment qui elle était. Elle avait recouvré la vue, et il avait pu en profiter, et maintenant…
Et maintenant, qu’allait-il se passer ?
Il n’y a pas de quoi… commença-t-elle à taper.
Et là, elle se rendit compte qu’il ne pourrait pas comprendre si elle l’appelait « Fantôme ». Il avait pu voir à travers son œil, mais ce terme était resté dans l’intimité de ses pensées. Si elle s’était exprimée en ce moment à voix haute, elle aurait pu dire « Hem…» en préambule, mais elle se contenta d’envoyer le texte : Comment dois-je t’appeler ?
Son logiciel de lecture répondit aussitôt :
— Comment m’appelais-tu jusqu’à présent ?
Elle décida de lui dire la vérité. Fantôme, tapa-t-elle.
Aussitôt, la voix mécanique :
— Pourquoi ?
Elle aurait pu le lui expliquer en détail, mais bien qu’elle fût très rapide au clavier, cela irait sans doute plus vite de lui donner simplement deux mots qui lui permettraient de trouver la réponse lui-même, et elle envoya donc : Helen Keller.
Cette fois-ci, il y eut un très court silence avant que la voix ne dise :
— Tu ne devrais plus m’appeler le fantôme.
C’était vrai. « Fantôme » était le nom qu’Helen Keller s’était donné avant son « aube de l’âme », avant qu’elle ne sorte de sa chrysalide. Caitlin se demanda un instant si « Helen » ne serait pas un bon nom à proposer à cette entité, ou bien…
Ou bien TIM, peut-être – un petit nom sympathique et rassurant. Avant de se décider pour « World Wide Web », Tim Berners-Lee avait envisagé un instant de baptiser ainsi son invention, en hommage à lui-même mais aussi comme acronyme de « The Information Mesh », le maillage d’informations.
Mais ce n’était pas vraiment à elle de choisir le nom. Et pourtant, elle ressentit une certaine appréhension en tapant : Comment aimerais-tu que je t’appelle ? Elle hésita avant d’appuyer sur la touche Entrée, soudain inquiète à l’idée que la réponse soit « Dieu » ou « Maître ».
Le… l’entité précédemment connue sous le nom de fantôme avait certainement dû lire H.G. Wells dans le Projet Gutenberg, mais il n’avait peut-être pas encore assimilé de science-fiction plus récente. Il ignorait peut-être le rôle que l’humanité avait si souvent imaginé de faire jouer à des créatures de son espèce. Elle respira un grand coup et appuya sur Entrée.
La réponse fut instantanée. Même si cette conscience – qui enveloppait la planète d’une sphère de photons et d’électrons, de faits et d’idées – avait eu besoin de réfléchir, la pause n’aurait duré que quelques millisecondes.
— Webmind.
Le texte était affiché à l’écran dans la fenêtre de messagerie. Caitlin le regarda et le sentit en même temps glisser sous son doigt. Le mot – le nom ! – semblait parfaitement convenir : descriptif sans être menaçant. Webmind… l’esprit du Web, sa conscience… Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre : le soleil s’était couché, mais une nouvelle aube allait bientôt se lever. Elle tapa une phrase, et se retint encore un instant avant de faire Entrée. Tant qu’elle n’appuyait pas sur la touche, ou qu’elle ne regardait pas l’écran, il ne pourrait pas voir ce qu’elle avait écrit. Mais elle finit par actionner ce gros pavé du clavier pour transmettre : Où cela va-t-il nous conduire, Webmind ?
Encore une fois, la réponse fut immédiate :
— Dans le seul endroit où nous puissions aller, Caitlin, dit-il. Dans l’avenir.
Puis il y eut un silence. Comme à son habitude, Caitlin se mit à compter. Il s’écoula exactement dix secondes – le même intervalle de temps qu’il avait utilisé précédemment pour attirer son attention. Et c’est alors que Webmind ajouta un dernier mot, un seul, qu’elle put entendre, lire et sentir à la fois :
— Ensemble.
Remerciements
Mes immenses remerciements à mon adorable épouse Carolyn Clink ; à Ginjer Buchanan du Penguin Group (USA) à New York ; à Laura Shin, Nicole Winstanley et David Davidar du Penguin Group (Canada) à Toronto ; et à Stanley Schmidt du magazine Analog Science Fiction and Fact. Tous mes remerciements à mon agent Ralph Vicinanza et à ses associés Christopher Lotts et Eben Weiss, et aux gestionnaires de contrats Lisa Rundle (Penguin Canada) et John Schline (Penguin USA), qui ont tous énormément travaillé pour aboutir à un accord de publication particulièrement complexe.
Ce livre a bénéficié de discussions formidables au cours du Sci Foo Camp, patronné par O’Reilly Media et qui s’est tenu en août 2006 au Googleplex à Mountain View, Californie. Parmi les participants à ma session, il y avait Greg Bear, Stuart Brand, Barry Bunin, Bill Cheswick, Esther Dyson, John Gage (directeur des recherches de Sun Microsystems), Sandeep Garg, Luc Moreau, le cofondateur de Google Larry Page, Gavin Schmidt et Alexander Tolley ; j’ai eu également d’excellentes remarques formulées après la conférence par Zack Booth Simpson, de Mine-Control.