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Il laisse les images défiler en temps réel. Au premier influx, les neurones apparaissent en rouge ; au deuxième, en orange ; au troisième, en jaune, et ainsi de suite, en suivant les couleurs du spectre. Ces couleurs se combinant, l’image est probablement blanche mais quand Peter zoome sur l’une ou l’autre partie du cerveau, l’écran est envahi de girandoles infinitésimales.

Tout à coup, une ombre surgit juste au-dessous de la scissure de Sylvius et se propage à tout le lobe temporal gauche, suscitant un regain d’activité : l’attaque finale, celle qui a emporté Peggy Fennell. Au bout d’un moment, c’est tout le cerveau qui est envahi par un réseau complexe de points violets. Les chaînes neuronales se reproduisent à l’identique à chaque spasme du cerveau. Puis ces chaînes s’effacent et ne sont pas renouvelées. Après quatre-vingt-dix ans de bons et loyaux services, le cerveau de Peggy Fennell vient de déclarer forfait.

Peter voudrait regarder avec détachement, mais il s’agit de Peggy, cette femme gaie et courageuse qui avait un jour triomphé de la mort… La femme qu’il a accompagnée dans son agonie en lui tenant la main.

Bientôt ne clignotent plus sur l’écran que de rares amas lumineux, semblables à des constellations dans un ciel brumeux. Quand le cerveau cesse son activité, il le fait dans la plus grande discrétion, sans bruit, sans plainte… Sans rien.

Qu’est-ce que c’était ?

Ce trait de lumière, là, sur l’écran ?

Peter repasse la séquence au ralenti.

Une minuscule chaîne de points violets toujours actifs… et qui se déplacent !

Les neurones ne peuvent se déplacer, bien sûr. Pourtant, c’est bien le même tracé qui reparaît chaque fois un peu plus à droite. Sans doute une erreur d’enregistrement : étant donné la consistance gélatineuse du cerveau, un mouvement de la tête ou les pulsations sanguines suffisent parfois à modifier les coordonnées d’un neurone. Peter jette un coup d’œil à l’échelle au bas de l’écran. Le motif violet s’est déjà déplacé de cinq millimètres. C’est plus qu’aucun neurone ne peut le faire à l’intérieur du cerveau, à moins d’un fort traumatisme crânien – ce qui est bien évidemment exclu.

Cette fois, Peter repasse la scène en accéléré. Pas de doute : la pelote de points violets se décale vers la droite en tournant légèrement sur elle-même, comme une graine de pissenlit emportée par le vent. Interdit, Peter la voit survoler le corps calleux pour changer d’hémisphère, dépasser l’hypothalamus et pénétrer dans le lobe temporal droit.

Normalement, les différentes parties du cerveau sont isolées les unes des autres : les ondes électriques typiques du cortex cérébral ne concernent pas le cervelet, et vice versa. Pourtant, cette pelote de lumière pourpre les traverse toutes sans que sa forme en soit altérée.

Un dysfonctionnement de l’appareil, songe Peter. Presque normal lors d’une première utilisation… Sauf qu’il n’a pas la moindre idée de son origine.

Cependant, le motif poursuit sa traversée de l’écran.

Peter tente une autre explication : et si les cheveux de Peggy, en frottant sur l’oreiller, avaient provoqué une décharge statique ? Mais à l’hôpital, les oreillers sont antistatiques, justement pour éviter les interférences avec les appareils enregistreurs – sans compter que Peggy portait une calotte émettrice.

Le motif se rapproche de la limite du cerveau. Peter se demande s’il va s’évanouir dans les circonvolutions du cortex ou rebondir comme dans un jeu vidéo.

Ni l’un ni l’autre : parvenue aux confins du cerveau, la pelote lumineuse poursuit sa course, traversant la membrane qui enveloppe celui-ci.

Stupéfiant ! Peter tapote le clavier, superposant le contour de la tête de Mrs Fennell à celui de son cerveau. Il se traite mentalement d’idiot pour ne pas l’avoir fait plus tôt. Ainsi, la destination de la pelote de lumière apparaît évidente : la tempe… La zone la plus mince du crâne.

Elle poursuit à travers l’os, puis la mince couche de muscle recouvrant le crâne.

La tempe est une zone innervée – c’est pourquoi elle est si sensible aux coups, de même que les muscles de la mâchoire qui s’y rattachent et les couches profondes de l’épiderme. Mais hors du cerveau, le tissu nerveux est moins dense, aussi Peter s’attend-il à voir le mystérieux motif se distendre et perdre de sa cohésion.

Mais il n’en est rien : toujours égal, toujours tournoyant, il continue sa lente progression à travers le muscle, la peau… jusqu’au-dehors !

Puis il disparaît de l’écran, en étant demeuré intact jusqu’à ce que le capteur ait perdu sa trace.

Incroyable !

Peter scrute l’écran, à l’affût du moindre signe d’activité électrique, mais nulle lumière ne vient plus troubler l’étendue blafarde du cerveau de Peggy Fennell. Elle est morte… MORTE !

Pourtant, quelque chose vient de quitter son corps… Son cerveau.

Peter se sent pris de vertige.

C’est impossible. IMPOSSIBLE.

Il regarde à nouveau, sous un angle différent.

Pourquoi la lumière se dirigeait-elle vers l’hémisphère droit ? L’autre tempe était plus proche.

Oui, mais elle reposait sur l’oreiller. Quoique plus éloignée, la tempe droite était une meilleure porte de sortie.

Peter repasse plusieurs fois la séquence, en jouant sur l’image de toutes les manières possibles, mais le résultat est identique. Puis il synchronise l’enregistrement avec les autres constantes – pouls, respiration, tension artérielle. La lumière a quitté le corps juste après que le cœur a cessé de battre et que Peggy a exhalé son dernier souffle.

Peter a trouvé ce qu’il cherchait : le signe irréfutable qu’un patient n’est plus qu’un tas de viande bon à être débité. Un marqueur… Ce n’est pas le terme adéquat ; il le sait mais préfère ne pas y penser.

Pourtant, le phénomène qu’il a enregistré n’est rien de moins que l’envol de l’âme de Peggy Fennell.

Peter savait que Sarkar rappliquerait sur-le-champ s’il le lui demandait. Il a le plus grand mal à contenir son excitation en attendant son ami. Quand celui-ci arrive enfin, il l’entraîne dans son bureau et lui passe l’enregistrement de la mort de Peggy Fennell en retenant mal un sourire triomphant.

— Tu as truqué l’image, accuse Sarkar.

— Pas du tout.

— Allons donc !

— Je te le jure.

— Tu peux me repasser la fin au ralenti ?

Peter enfonce une touche du clavier.

— Subhanallah ! s’exclame Sarkar. C’est incroyable.

— N’est-ce pas ?

— Tu sais ce que c’était, pas vrai ? C’était tout bonnement son nafs – son âme – qui quittait son corps.

Peter s’insurge contre cette idée avec une vigueur qui ne laisse pas de l’étonner.

— Je me doutais que tu allais dire ça !

— Que veux-tu que ce soit d’autre ?

— Je n’en sais rien.

— Ce ne peut être que ça. En as-tu parlé à quelqu’un avant moi ?

— Non.

— Comment annoncer un truc aussi pointu ? Par le biais d’une revue médicale ? Ou doit-on convoquer la presse ?

— Je l’ignore. Je n’ai pas encore eu le temps d’y réfléchir. Je pencherais plutôt pour une conférence de presse.

— Rappelle-toi Fleschmann et Pons, l’avertit Sarkar.

— La fission à froid ? Ils ont voulu frapper un grand coup et n’y ont récolté que des tomates. D’abord, je vais me procurer d’autres renseignements et m’assurer que ça a lieu dans tous les cas. Mais je ne peux pas attendre éternellement, au risque de me faire coiffer au poteau.