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— N’entrez pas, madame ! avait crié l’un d’eux.

— C’est votre bébé !

— Prenez le temps de réfléchir !

Le flic s’était approché, vérifiant que les manifestants n’avaient pas de contact physique avec Cathy et qu’ils ne bloquaient pas l’accès à la clinique.

Cathy regardait droit devant elle, tandis que Peter se répétait comme une litanie : petit déjeuner spécial avec deux œufs, ici, on fait les réparations…

— Ne faites pas ça, madame !

— C’est votre bébé !

— Prenez le temps de réfléchir !

Quatre marches de pierre menaient à une double porte en bois. Cathy les avait gravies une à une, Peter sur ses talons.

— Ne… !

— C’est… !

— Prenez… !

Peter s’était avancé afin d’ouvrir la porte et ils étaient entrés.

Dans la semaine qui avait suivi, Peter avait subi une vasectomie. Plus jamais ils n’ont évoqué cet épisode ensemble. Mais parfois, quand sa belle-sœur leur rend visite avec ses filles, quand ils rencontrent une voisine promenant son bébé ou voient des enfants à la télé, Peter sent la nostalgie l’envahir. S’il regarde alors sa femme à la dérobée, il peut lire la même émotion confuse dans ses immenses yeux bleus.

Et voilà que ce vieux cas de conscience resurgit…

Bien entendu, il n’est pas question de poser des électrodes sur le crâne d’un fœtus. Mais Peter n’a pas besoin d’enregistrer toute l’activité du cerveau ; seule lui importe l’onde vitale. Quelques jours de travail lui ont suffi pour bricoler un scanner destiné à être fixé sur le ventre d’une femme enceinte. Pour éviter tout risque de confusion avec l’onde vitale de la mère, il a veillé à munir l’appareil d’un capteur directionnel.

L’onde vitale étant très faible et le fœtus profondément enfoui dans le corps maternel, Peter a calculé qu’il lui faudrait bien quatre heures pour parvenir à un résultat.

Un midi, il fait un saut au département financier de sa compagnie. Une des comptables, Victoria Kalipedes, vient d’entamer son neuvième mois de grossesse.

— Victoria, j’ai besoin de votre aide.

Elle lève sur lui un regard plein d’attente. Peter sourit, songeant que toute la vie de cette jeune femme est désormais régie par l’attente.

— J’ai besoin que vous m’aidiez à tester un prototype.

— C’est en rapport avec mon bébé ? demande Victoria.

— Oui. J’aimerais que vous portiez un réseau de capteurs sur votre ventre. C’est sans danger, aussi bien pour vous que pour le bébé. C’est une sorte d’EEG, pour enregistrer l’activité cérébrale du fœtus.

— Vous dites que ça ne peut pas faire de mal au bébé ?

— D’aucune façon, assure Peter en secouant la tête.

— Je ne sais pas…

— S’il vous plaît !

Peter est le premier surpris par la vigueur de sa réaction. Victoria paraît réfléchir, puis :

— D’accord. Quand aurez-vous besoin de moi ?

— Tout de suite.

— C’est que j’ai beaucoup de travail… Et puis, vous connaissez mon patron.

— Il ne faudra que quelques minutes pour mettre l’appareil en place. Les signaux étant très faibles, vous devrez le porter tout l’après-midi mais cela ne vous gênera pas dans votre travail.

Victoria se lève avec difficulté et accompagne Peter dans une pièce privée.

— Je vais vous expliquer comment placer l’appareil, puis je vous laisserai faire. Il devrait se glisser sans problème sous vos vêtements.

Victoria écoute les instructions de Peter et fait signe qu’elle a compris.

— Merci beaucoup, lui dit Peter en la quittant.

Les résultats lui parviennent à la fin de la journée. Le capteur n’a eu aucun mal à détecter l’onde vitale chez le fœtus de Victoria. Rien d’étonnant à cela. Mais à quel stade de la grossesse l’onde apparaît-elle ?

En feuilletant son répertoire électronique, Peter finit par retrouver le nom qu’il cherchait : Dinah Kawasaki, une jeune femme qu’il a connue à l’université et qui exerce maintenant l’activité de gynécologue-obstétricienne à Don Mills.

Le cœur battant, il écoute l’ordinateur composer le numéro de Dinah. Si celle-ci pouvait convaincre certaines de ses patientes de coopérer, il aurait bientôt la réponse à la question qu’il se pose.

Il s’aperçoit alors qu’il redoute particulièrement cette réponse.

14

Octobre 2011

Vingt-deux des patientes de Dinah Kawasaki ont accepté de tester le Détect’Âme. Cela n’a rien de surprenant, sachant que Peter leur offrait cinq cents dollars rien que pour porter le scanner durant quatre heures. Elles sont toutes à des stades différents de leur grossesse, avec des intervalles d’une semaine entre elles.

Les résultats sont éloquents : l’onde vitale apparaît entre la neuvième et la dixième semaine de grossesse. Des études ultérieures devront déterminer si elle provient du cerveau lui-même ou de l’extérieur – Peter penche plutôt pour la première hypothèse.

Il sait que cette découverte va ébranler le monde. Bien sûr, il se trouvera toujours des gens pour contester son interprétation des faits, mais il n’en demeure pas moins qu’il est désormais à même de dire si un fœtus donné est oui ou non une personne – en d’autres termes, si sa suppression relève ou non du meurtre.

Qui sait quelles seront les conséquences ? Si le pape se laisse convaincre que l’onde vitale est bien la signature physique de l’être immortel et que l’âme n’apparaît qu’à la dixième semaine de grossesse, peut-être lèvera-t-il ses restrictions sur le contrôle des naissances et l’avortement précoce. Peter se souvient qu’en 1993 le pape de l’époque avait promis aux femmes violées de Bosnie qu’elles seraient damnées à moins de mener leurs grossesses à terme. Le pape actuel condamne toujours l’avortement dans les pays dévastés par la famine, même sachant les enfants condamnés à mourir de faim.

Sans compter les réactions des mouvements féministes… Pour sa part, Peter a toujours considéré l’avortement avec réticence, surtout dans les pays industrialisés où existent des méthodes contraceptives parfaitement fiables. Si, intellectuellement, il approuve le droit des femmes à l’avortement, il n’en trouve pas moins cette idée déplaisante. Ne vaut-il pas mieux éviter de concevoir en premier lieu ? Pourquoi ne pas inciter les couples à prendre des précautions, au lieu de bafouer ainsi le miracle de la vie ?

Il ne lui faut pas dix minutes pour pêcher sur le Net une statistique affirmant qu’en Amérique du Nord une grossesse sur cinq débouche sur un avortement. Cathy et lui n’y ont pas échappé, malgré tous leurs diplômes… Décidément, la réalité n’est pas si simple.

Mais peut-être l’avortement est-il justifiable ? L’âme, quelle que soit sa nature, ne survient qu’aux environs du soixantième jour de gestation. Sans être extralucide, Peter entrevoit que d’ici à une dizaine d’années, la loi autorisera l’avortement jusqu’à l’apparition de l’onde vitale. Au-delà, le fœtus sera considéré comme un être humain.

Lui qui réclamait des faits bruts, objectifs, il devrait s’estimer heureux, non ? La raison lui a toujours enseigné qu’il n’existait que trois réponses possibles au problème moral posé par l’avortement. Premièrement, l’enfant est un être humain dès la conception. Cette hypothèse lui a toujours paru absurde, « l’enfant » se réduisant à une cellule unique à l’instant de la conception.

Deuxièmement, l’enfant devient un être humain à la seconde où il est expulsé du corps de sa mère. Cela non plus n’a pas de sens : si le fœtus tire sa subsistance de sa mère jusqu’à la rupture du cordon ombilical, il est capable, en cas de besoin, de s’alimenter des semaines avant le terme normal de la grossesse. Le fait de trancher le cordon n’a en soi qu’une valeur symbolique, comme de couper un ruban pour inaugurer une nouvelle place. Le fœtus possède un cœur, un cerveau – et une activité mentale – propres bien avant sa venue au monde.