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— Je n’en ai encore parlé à personne.

— Cela ne m’étonne pas.

— Ah ?

— Nous sommes quelqu’un de secret, si tu veux bien me pardonner cette licence grammaticale. Nous ne nous livrons pas facilement.

Peter hoche la tête.

— Parlez plus fort pour que la cour vous entende.

— Pardon. J’avais oublié que tu ne peux pas me voir. J’acquiesçais à ta dernière remarque.

— C’est bien naturel. Écoute, je n’ai pas de conseil à te donner. Mais soit dit entre nous, si j’ose m’exprimer ainsi : aimes-tu toujours Cathy ?

Peter laisse passer plusieurs secondes avant de répondre :

— Je n’en sais rien. La Cathy que j’ai connue – ou du moins, que je croyais connaître – n’aurait jamais fait une chose pareille.

— Dans quelle mesure peut-on affirmer connaître quelqu’un ?

— Exact, opine Peter. Prenons ton exemple, si tu le veux bien…

— Les gens ont horreur de ça, tu sais.

— Horreur de quoi ?

— De cette façon que tu as de toujours les citer en exemple : « Prenons ton exemple, Bertha, si tu le veux bien. Quand on est aussi grosse que toi…»

— Là, tu charries ! Je n’ai jamais dit ça.

— Si j’exagère, c’est pour créer un effet comique – encore un de nos traits de caractère que les autres apprécient modérément. Mais tu m’as très bien compris : tu as la manie de toujours faire intervenir les gens dans le cours d’une discussion. « Prenons ton cas, Jeff : tu te rappelles la fois où ton fils s’est fait arrêter pour avoir volé dans un magasin ? Crois-tu que la loi devrait être plus sévère pour ce type de délinquants ? »

— C’est juste une façon d’étayer mes propos.

— Je sais. Il n’empêche que ça déplaît.

— Je m’en doutais un peu, avoue Peter avant de reprendre le contrôle de la conversation. Prenons néanmoins l’exemple de notre expérience. Tout ce que Sarkar et moi avons fait, c’est de créer des répliques apparemment fidèles de mon cerveau. Mais quand une vraie personne construit une relation avec une autre…

— Crée-t-elle une relation avec cette personne ou avec une image, un idéal qu’elle s’est forgé ?

— Tu m’ôtes les mots de la bouche.

— Évidemment. Désolé, mon vieux, mais si brillant sois-tu, tu auras du mal à m’éclipser, pouffe l’autre.

— Ma question n’en est pas moins valable, réplique Peter, vaguement irrité. Ai-je jamais vraiment connu Cathy ?

— Dans un sens, ce que tu dis là n’est pas faux : il est probable qu’on ne connaît jamais les autres à fond. Malgré tout, Cathy est la personne que nous connaissons le mieux au monde… Mieux que Sarkar, mieux que papa et maman.

— Comment a-t-elle pu me faire ça ?

— Elle n’a jamais eu notre force de caractère. À l’évidence, cette ordure de Hans l’a harcelée.

— Elle aurait dû résister.

— Certes. Mais sous prétexte qu’elle ne l’a pas fait, allons-nous renoncer au lien le plus important de notre vie ? Soyons plus pragmatiques : as-tu envie de te remettre en chasse ? Tu te vois draguer les filles ? Quelle barbe, pas vrai ?

— Ce que tu préconises là, c’est tout bonnement un mariage de convenance.

— Qui te dit que tous les mariages n’en sont pas ? Tu ne t’es jamais fait la réflexion que papa et maman étaient restés ensemble parce que c’était encore le plus pratique ?

— Ils n’ont jamais traversé de crise comme la nôtre.

— Peut-être. Mais tu n’as toujours pas répondu à ma question. Nous autres binaires, on aime bien les réponses tranchées.

— Est-ce que j’aime encore Cathy ? Je n’en sais rien, soupire Peter.

— Comment pourrais-tu adopter une ligne de conduite tant que tu n’auras pas résolu ce problème ?

— Ce n’est pas si simple. Même si je l’aimais encore, je ne supporterais pas que cela se reproduise. Depuis qu’elle me l’a dit, je n’ai pas eu une nuit de repos. Tout m’y fait penser : la vue de sa voiture dans le garage, le canapé du salon… À la télé, les gens n’arrêtent pas de prononcer les mots « liaison » et « adultère ». Non, pas question de tourner la page tant que je n’aurai pas la certitude que c’est bel et bien fini. Après tout, elle ne l’a pas fait qu’une fois, mais trois. Et chaque fois, elle pensait sans doute que ce serait la dernière.

— Peut-être. Tu te rappelles notre opération des amygdales ?

— Comment ça, « notre » opération ? C’est moi qui me suis fait charcuter !

— Tu ne vas pas pinailler. Nous avions vingt-deux ans à l’époque – un âge relativement tardif pour une telle opération. Ça ne nous a pas empêchés de continuer à souffrir d’angines à répétition. Jusqu’au jour où le vieux Dr DiMaio a dit : arrêtons de soigner les symptômes et attaquons-nous aux causes du mal.

— Et si… et si la cause du mal, c’était moi ? fait Peter d’une voix étranglée. Souviens-toi de Colin Godoyo… D’après lui, son infidélité n’était qu’un appel au secours…

— Peter, par pitié… Tu sais aussi bien que moi que c’est de la connerie.

— Je ne suis pas sûr d’être de ton avis.

— Je suis sûr que Cathy le serait, elle.

— Je l’espère.

— Elle et toi étiez heureux en ménage. Le ver n’était pas dans le fruit, il est venu de l’extérieur.

— Sans doute. Tu sais, j’ai pas mal réfléchi à tout ça… J’ai cherché où on avait bien pu se planter.

— Et tu as trouvé ?

— Non.

— Pas étonnant. Tu as toujours fait de ton mieux et Cathy aussi. Vous avez tout mis en œuvre pour que votre union soit un succès. Chacun s’intéresse au travail de l’autre, le soutient dans ses projets… Et puis, vous parlez librement de tout.

— Il n’empêche que j’aimerais être sûr. Tu te rappelles Perry Mason ? demande-t-il après un silence. Pas la série originale, avec Raymon Burr, mais son remake des années 70 ? Il est repassé sur A & E à la fin des années 90. Harry Guardino jouait Hamilton Burger. Ça te dit quelque chose ?

Le clone réfléchit quelques secondes, puis sa réponse tombe :

— Oui. Pas terrible, à vrai dire.

— Dis plutôt que c’était à chier. Quand même, tu t’en souviens ?

— Oui.

— Et de l’acteur qui jouait Perry Mason ?

— Bien sûr. C’était Robert Culp.

— Tu le revois dans la salle du tribunal ?

— Parfaitement.

— Pourtant, ce n’était pas Robert Culp qui jouait Perry Mason, mais Monte Markham.

— Sans blague ?

— Moi aussi, j’étais persuadé que c’était Culp. Mais hier, j’ai lu un article sur Markham dans le Star. Ces jours-ci, il joue Douze Hommes en colère au Royal Alex. Tu vois qui sont ces deux acteurs ?

— Bien sûr. Culp jouait dans Les Espions, et aussi dans Bob et Carole et Ted et Alice. Un excellent comédien.

— Et Markham ?

— Un solide acteur de composition. Il m’a toujours plu. Il n’a jamais connu de grands succès, quoiqu’il me semble qu’il ait participé à Dallas pendant quelques saisons. Et en 2000 et quelques, il s’est commis dans ce sitcom de merde avec James Carey.

— Exact. Tu vois ? Toi et moi, nous étions persuadés d’avoir vu Robert Culp dans un rôle qu’interprétait en fait Monte Markham. Maintenant, tu as révisé tes souvenirs et je suis certain que tu revois parfaitement Markham dans le personnage de Mason. La mémoire fonctionne ainsi. Notre cerveau retient juste ce qu’il faut d’informations pour reconstituer ultérieurement un événement. Chaque fois qu’on évoque un souvenir, on ne fait que le reconstruire et, la plupart du temps, de façon erronée.