Peter médite un moment cela, puis il soulève une objection :
— Mais, est-ce que le fait d’épouser des femmes si différentes n’infirme pas ta théorie ? À mon sens, c’est une preuve de l’importance de l’éducation.
— À première vue, oui. Mais en fait, c’est exactement le contraire. Rappelle-toi ce qui a motivé notre engagement vis-à-vis de Cathy. À l’époque, nous avions vingt-huit ans et allions décrocher notre doctorat. Nous n’avions qu’une envie : fonder un foyer. D’accord, nous étions déjà très épris de Cathy. Mais si ça n’avait pas été le cas, il est probable que nous aurions quand même visé le mariage. Si nous n’avions pas connu Cathy, nous aurions cherché l’âme sœur parmi nos autres connaissances. Mais quand on y songe, nous n’avions pas beaucoup le choix. Commençons par éliminer toutes celles qui étaient déjà mariées ou fiancées – je te rappelle qu’à l’époque Becky avait quelqu’un d’autre – puis celles dont l’âge ne s’accordait pas avec le nôtre. Ensuite, pour être tout à fait honnêtes, supprimons celles qui étaient d’une autre race ou religion. Qui restait-il ? Une, deux personnes ? Mettons trois ou quatre en comptant large. Tu as beau fantasmer sur toutes les filles que tu aurais pu épouser, si tu te donnes la peine d’y réfléchir, tu verras qu’il n’y en avait pas tant que ça.
— Comme tout cela paraît froid et impersonnel…
— Ce n’est pas qu’une impression. Mais ça m’a conduit à réviser mon jugement sur Sarkar et Raheema. Jusqu’ici, je réprouvais les mariages arrangés. Mais à la réflexion, la différence est assez mince. Pas plus qu’eux, nous n’avons réellement eu le choix de notre partenaire.
— C’est possible.
— C’est la pure vérité. Monte te coucher, à présent. Va rejoindre ta femme au lit. J’aimerais pouvoir en faire autant…
27
L’inspecteur Sandra Philo entretient des rapports ambigus avec cet aspect de son travail. L’interrogatoire des proches du défunt fournit souvent des indices précieux. Mais d’un autre côté, cela n’a rien d’agréable de cuisiner de pauvres gens.
D’autant qu’il entre une bonne part de cynisme dans l’opération : tout le monde ne dit pas la vérité et certains versent des larmes de crocodile. Si le caractère de Sandra la porte spontanément à plaindre les éplorés, le flic en elle lui souffle de ne jamais se fier aux apparences.
À la réflexion, c’est moins son instinct de flic que son expérience intime qui l’incite à la méfiance. Au moment de son divorce, ceux-là mêmes qui avaient salué son mariage n’ont pas tardé à se répandre en propos du style : « Je savais que ça ne durerait pas » ou : « J’ai toujours pensé que c’était une brute » – ou un crétin, un homme de Neandertal, selon leurs conceptions respectives de la stupidité. Elle a appris à cette occasion que les gens – même les amis – n’hésitent pas à mentir ni à se contredire, du moment qu’ils croient répondre à vos attentes.
Au seizième étage de la tour North American Life, les portes de l’ascenseur ouvrent directement sur le hall tout en chrome et cuir rose de Doowap Advertising. Sandra s’approche du bureau de la réceptionniste. Les entreprises tendent de plus en plus à remplacer les ravissantes potiches à l’entrée de leurs bureaux par des personnes des deux sexes et d’un âge plus mûr, offrant de meilleures garanties de sérieux. Mais la pub reste la pub et le sexe fait vendre… Sandra échange quelques paroles avec l’exquise créature, en ayant soin de limiter son vocabulaire aux mots de deux syllabes maximum.
Après avoir exhibé son badge devant une poignée de cadres sup, elle obtient de pouvoir interroger chaque employé seul à seul. Chacun occupe un box délimité par des cloisons amovibles au centre d’une vaste salle. Sur le pourtour, des bureaux individuels qui servent au coup par coup, pour les rendez-vous et les réunions en comité restreint.
À présent, il s’agit d’ouvrir grandes les oreilles. Les gens répugnent à livrer des faits, surtout à la police. En revanche, ils ne se montrent jamais avares de leurs opinions. Une bonne dose de pommade est encore le moyen le plus sûr de mettre la main sur le pipelet de service.
À Doowap Advertising, il a pour nom Toby Bailey.
— Cette boîte est une vraie fourmilière, affirme Toby Bailey en écartant les bras, comme si l’activité publicitaire englobait l’ensemble de la réalité. Les pires, ce sont les créatifs ; tous des caractériels. Mais ils ne représentent qu’une petite part de l’édifice. Moi, je suis acheteur d’espaces publicitaires. C’est là qu’est le vrai pouvoir.
Sandra l’encourage d’un signe de tête.
— Ce doit être passionnant, comme travail ?
— Oh ! C’est comme partout.
Maintenant qu’il a dit monts et merveilles de la publicité, il peut bien jouer les blasés.
— On voit de tout. Prenez ce pauvre Hans, par exemple… Quel phénomène ! Lui, son dada, c’étaient les femmes. Pourtant, je vous jure que la sienne vaut le coup d’œil. Mais Hans, ce qu’il aimait, c’était la quantité, pas la qualité.
Toby sourit, invitant son interlocutrice à en faire autant. Sandra se fend d’un gloussement poli.
— En fait, ce qui l’intéressait, c’était de faire des encoches sur son ceinturon ?
— Oh, pas seulement ! proteste Toby comme s’il craignait qu’on ne le soupçonne de vouloir médire d’un mort. Il n’aimait que les jolies femmes. Jamais on ne l’aurait vu avec quelque chose d’inférieur à huit.
— Huit ?
— Sur une échelle de un à dix… Vous me comprenez ?
Sale con, songe Sandra.
— Dans une agence de publicité, vous devez avoir pas mal de jolies filles, non ?
— Des paquets, vous voulez dire. Ça, oui ! ajoute-t-il d’un air pensif, comme s’il feuilletait mentalement le registre du personnel.
— Votre réceptionniste, par exemple…
— Megan ? Justement : elle n’était pas plutôt embauchée que Hans avait déjà jeté son dévolu sur elle. Elle n’a pas été longue à tomber sous le charme.
Sandra jette un coup d’œil au tableau de service qu’on lui a remis… Megan Mulvaney, c’est ça.
— Mais avait-il des préférences ? demande-t-elle. « Les jolies femmes »… C’est plutôt vaste, comme catégorie.
Toby a ouvert la bouche, laissant craindre une repartie idiote du genre : « Pas tant que ça. » Sandra lui sait gré de s’être retenu à temps. Toutefois, il a un air singulièrement animé, comme si le fait d’évoquer la beauté des femmes avec l’une d’entre elles l’excitait.
— Eh bien, il les aimait plutôt bien pourvues, si vous voyez ce que je veux dire ? Et puis, un peu trop allumeuses pour mon propre goût… Cela dit, Cathy ou Toni n’ont rien d’allumeuses, quoique très séduisantes l’une et l’autre.
Cathy Hobson. Toni d’Ambrosio… D’autres pistes à explorer.
— Il y a des hommes qui en disent plus qu’ils n’en font, reprend Sandra avec un sourire engageant. On m’avait déjà parlé des exploits de Hans, mais entre nous, Toby : est-ce qu’il était réellement à la hauteur de sa réputation ?
— Ah ! ça, oui ! s’enflamme Toby, volant au secours de son regretté collègue. Quand il voulait une fille, il arrivait toujours à ses fins. Je ne l’ai jamais vu échouer.