Les soirs où sa femme assiste à son cours de français, Rod Churchill se fait livrer son dîner par Food Food – c’est lui-même qui l’a dit. L’ordinateur du traiteur a sûrement conservé en mémoire le détail de chacune de ses commandes.
Deux jours suffisent au clone pour repérer la faille du système de sécurité des ordinateurs de Food Food (bien moins retors que celui du pharmacien, comme il l’avait prévu). À l’instar des restaurants, le traiteur est tenu d’indiquer la composition de ses plats ainsi que leur valeur nutritionnelle, tous renseignements consultables par visiophone. Il ne lui faut pas longtemps pour trouver ce qu’il cherchait.
INFO-NET
Dans une encyclique publiée aujourd’hui, le pape Benedict XVI affirme la présence en l’être humain d’une âme immortelle d’essence divine. Selon des sources non officielles, le Vatican aurait également commandé à la firme Hobson Monitoring Ltd. trois exemplaires de son Détect’Âme.
Selon la Croix-Rouge américaine, les collectes de sang de ces dix derniers jours ont rencontré un succès sans précédent depuis le grand séisme californien. L’association Aides de l’Iowa annonce avoir reçu un don anonyme de 10 millions de dollars. Le télé-évangéliste Gus Honeywell (dont les émissions sont diffusées dans le monde entier grâce à son satellite personnel) a doublé aujourd’hui le montant de l’adhésion à son « Cercle intime du Créateur ». Celle-ci s’élève désormais à 100 000 $.
En 1954, un médecin américain du nom de Moses Kenally a légué par testament 50 000 $ à qui prouverait l’existence d’une forme de vie après la mort. Depuis cinquante-sept ans, cette somme était administrée par la Société d’études parapsychiques du Connecticut, laquelle a annoncé aujourd’hui son intention de remettre ce prix (d’un montant actuel de 1 077 543 $) à Peter G. Hobson, de Toronto, pour sa découverte de l’onde vitale.
Un souvenir éternel ! Offrez-vous l’enregistrement de l’envol de l’onde vitale de vos chers défunts. Pour plus de détails, contactez les Pompes funèbres Davidson.
Le député républicain de l’Iowa, Paul Christmas, a présenté aujourd’hui à la Chambre un amendement visant à priver d’assistance respiratoire les patients sans réel espoir de guérison. « Nous ne faisons que contrarier les efforts de Dieu pour récupérer ces malheureuses âmes », a-t-il déclaré.
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Le temps de passer quelques coups de fil pour transmettre les nouvelles de Glasgow et Peter rejoint Sarkar devant l’ordinateur principal. Sarkar quitte Ambrotos puis appelle Esprit.
— J’ai quelque chose à te demander, dit Peter à ce dernier en se penchant vers le micro.
— Ah ! s’exclame le clone. Enfin la big question : ça fait quoi, d’être mort ?
— Tout juste.
— Eh bien…
— Oui ? le presse Peter.
— J’ai l’impression d’être un oryctérope.
— Comment est-ce possible ? interroge Peter, bouche bée de surprise.
— Ou un fourmilier. Je ne me vois pas, mais je sens que j’ai une langue interminable.
— La réincarnation, fait Sarkar en opinant d’un air grave. Ce sont mes amis hindouistes qui vont être contents. Mais tu me déçois, Peter : j’espérais mieux qu’un oryctérope de ta part.
— J’ai faim, fait la voix sortant du haut-parleur. Vous n’auriez pas des fourmis, par hasard ?
— Je ne te crois pas, dit Peter, secouant la tête.
— Ah ! ah ! Je t’ai bien fait marcher, pas vrai ?
— Pas une seconde.
— Bah ! fait la voix avec humeur. Sarkar a marché, lui.
— Pas tout à fait, proteste l’intéressé.
— Quel enquiquineur ! soupire Peter.
— Tel père, tel fils, réplique le clone.
— Un vrai boute-en-train, à ce que je vois ?
— La mort est très drôle, affirme Esprit. Non… En fait, c’est la vie qui est drôle. Tout est tellement absurde !
— Drôle ? s’étonne Sarkar. Je croyais que le rire était une réaction purement biologique.
— Le rire en tant que bruit, peut-être – quoique, en fait, ce soit plus un phénomène social que biologique – mais le fait de trouver une chose drôle n’a rien de physique. Quand mon pote Peter regarde les sitcoms à la télé, il est rare qu’il rie tout haut, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne les trouve pas drôles.
— C’est possible, lui concède Peter.
— Voulez-vous que je vous dise ce qu’est exactement l’humour ? C’est une réaction à la formation fortuite d’un réseau de neurones.
— Je ne saisis pas, fait Peter.
— Précisément : « Je ne saisis pas…» C’est ce qu’on dit quand le sens d’une plaisanterie vous échappe, comme si on avait l’intuition qu’il s’agit en fait d’un problème de transmission. Le rire, même muet – le seul que je connaisse encore, soit dit entre parenthèses –, accompagne la formation de nouvelles liaisons synaptiques. Quand tu entends une blague pour la première fois, tu ris ; il se peut que tu ries encore la deuxième fois – la liaison n’est pas encore bien établie – mais l’effet comique s’estompe à la longue. Prenons un exemple : « Pourquoi les poules traversent-elles la route ? » En général, cette vieille blague ne fait plus rire les adultes, mais les enfants qui la découvrent, si. Ce n’est pas qu’elle soit puérile – pour être honnête, je la trouve même très subtile – mais simplement que la liaison est trop bien établie.
— Quelle liaison ?
— Celle qui relie notre perception des poules – généralement considérées comme des animaux stupides et passifs – à ce que nous croyons être le libre arbitre et la capacité d’initiative. C’est ça qui fait rire l’enfant, qu’une poule puisse traverser la rue délibérément – par curiosité, qui sait ? La connexion résultant de cette idée nouvelle provoque alors cette interruption momentanée des processus mentaux que nous appelons le rire.
— Tu ne m’as pas convaincu.
— Si j’en avais la possibilité, je rejetterais cette objection d’un haussement d’épaules, mais prenons un autre exemple : que montre Mr Spock à Christine Chapel dans le secret de sa cabine ?
Pour la première fois, le clone marque alors une pause, ménageant son effet.
— Son pédoncule de vulcain !
— Pas mal, lui accorde Peter en souriant.
— Merci. Je viens juste de l’inventer, car il n’était pas question de te resservir une blague déjà connue de toi. À présent, imagine que je te l’aie présentée un peu différemment : « Tu savais que les vulcains avaient un pédoncule ? Eh bien, figure-toi que…»
— Tu aurais fait un bide.
— Tout juste ! Ton cerveau ayant eu le temps de s’y préparer, la liaison aurait perdu en soudaineté et la réaction n’aurait pas eu lieu.
— Mais il est rare qu’on rie tout fort quand on est seul, remarque Sarkar.
— C’est vrai. J’en déduis que le rire social et le rire muet ne remplissent pas les mêmes fonctions, car pour amusantes qu’elles soient, ces liaisons inopinées peuvent s’avérer déstabilisantes – le cerveau craint alors pour sa santé. C’est pourquoi les gens mettent tant d’insistance à te demander si tu as compris quand ils te racontent une blague ; ils brûlent de t’expliquer la chute et si tu ne ris pas, ça les rend furieux – d’où les rires préenregistrés des sitcoms : il s’agit moins de souligner un trait d’humour que de rassurer le téléspectateur en lui indiquant que sa réaction est parfaitement normale s’il a envie de rire à cet endroit. Les rires préenregistrés, par leur effet relaxant, contribuent à améliorer la réceptivité.