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Le clone surveille étroitement l’ordinateur de Food Food, dans l’attente d’un appel au nom de Churchill. Enfin, celui-ci survient… Fidèle à sa routine, Rod n’a pas changé son menu d’un iota.
Dès que le système a enregistré la commande, le clone l’intercepte et la modifie à peine avant de la laisser poursuivre sa route jusqu’à la succursale de Bayview Avenue, à quelques centaines de mètres de la maison des Churchill.
Peter et Cathy ont pris la voiture de cette dernière pour se rendre à Bayview Avenue. À cet endroit, l’avenue est entièrement bordée de boutiques et de restaurants. Après une courte visite au « Limier de Baker Street » (une librairie spécialisée dans la littérature policière), ils attendent qu’une brèche s’ouvre dans le trafic pour traverser et rejoindre le petit restaurant coréen qu’ils affectionnent tous deux.
Un petit homme replet avec d’épais cheveux blancs et un trench-coat bleu marine avance sur le même trottoir. Peter constate qu’il leur jette un regard appuyé au moment de les dépasser. Il commence à s’habituer à ce que les gens le reconnaissent dans la rue. Mais au lieu de poursuivre, l’homme à l’imper marine s’approche d’eux.
— Vous êtes Peter Hobson, n’est-ce pas ?
Il a dans les soixante ans, des marques de couperose sur le nez et les joues.
— En effet, répond Peter.
— Le type qui a découvert le signal vital ?
— L’onde vitale, corrige Peter.
— Il m’avait bien semblé vous reconnaître. Mais à moins d’être sauvée, votre âme ira en enfer, vous savez ?
— Viens, fait Cathy en prenant le bras de Peter, mais l’homme leur barre alors le passage.
— Tournez-vous vers Jésus, Mr Hobson… C’est votre seule chance de salut.
— Écoutez, bredouille Peter, je n’ai vraiment pas le temps de dis…
— Jésus vous pardonne vos péchés, le coupe l’autre en plongeant la main dans la poche de son imper.
Pendant une seconde d’épouvante, Peter s’attend à le voir en tirer un revolver, mais c’est finalement une vieille Bible reliée en cuir rouge qu’il brandit sous son nez.
— Écoutez la parole de Dieu, Mr Hobson !
— Fichez-nous la paix, lance Cathy à l’importun.
— Je n’ai pas le droit de vous abandonner à votre sort, lui rétorque l’autre.
Il étend le bras… et abat sa main sur l’épaule de Cathy !
Avant que Peter ait pu réagir, Cathy balance son pied dans le tibia de l’homme, lui arrachant un cri de douleur.
— Foutez le camp ! gronde-t-elle en entraînant Peter vers le trottoir d’en face.
— Joli coup, apprécie Peter, encore tout retourné.
Cathy rejette fièrement ses cheveux en arrière.
— Je ne supporte pas qu’on embête mon mari ! explique-t-elle avec un sourire proprement éblouissant. Ce soir, ajoute-t-elle en poussant la porte du restaurant, c’est moi qui t’invite.
On a sonné… Rod Churchill consulte sa montre : vingt-six minutes. Pas encore cette fois qu’il mangera à l’œil. Dans son lycée, il y a une prof d’histoire qui prétend avoir eu cette chance deux fois de suite. Contrairement à son habitude, Rod regarde l’image enregistrée par la caméra de sécurité avant de se lever. C’est bien un livreur de Food Food, reconnaissable à son uniforme orange et blanc. Rod passe dans le vestibule, fait une halte devant la glace pour s’assurer qu’il est bien peigné puis ouvre. Une fois signé le reçu que lui tend le livreur, il regagne la salle à manger avec le carton contenant son dîner. Il déballe chaque plat avec précaution, se verse un verre de vin blanc et allume la télé – il voit très bien l’écran depuis sa chaise – avant de passer à table.
Le rosbif est correct, quoique un peu trop ferme à son goût. En revanche, la sauce n’a jamais été aussi bonne. Pour ne pas en perdre une goutte, il essuie son assiette avec une pomme de terre piquée au bout de sa fourchette. Il a déjà avalé la moitié de sa part de tarte quand la douleur survient, intolérable. C’est comme si on enfonçait des pieux dans ses orbites, jusqu’au fond du crâne. Il sent que son cœur flanche. Son front est moite de sueur et une violente nausée lui soulève l’estomac. Il tente de se lever pour atteindre le téléphone, mais un brusque pic de douleur le fait chanceler et renverser sa chaise. Il s’écroule sur le tapis, raide mort.
Peter et Cathy sont déjà couchés, mais comme ils ne dorment pas, le moniteur Hobson autorise le téléphone à sonner. Peter cherche le combiné à tâtons dans l’obscurité (bien entendu, la chambre n’est pas équipée d’un visiophone).
— Allô ?
— Oh, Peter ! Peter ! fait une femme en larmes.
— Bunny ?
En entendant le nom de sa mère, Cathy se dresse dans le lit.
— Lumière ! appelle-t-elle.
L’ordinateur allume les deux lampes de plancher.
— Peter… Rod est mort.
— Ô mon Dieu !
— Qu’est-ce qu’il y a ? fait Cathy d’un ton inquiet.
— Comment est-ce arrivé ? demande Peter, le cœur battant.
— En rentrant de mon cours, je l’ai trouvé étendu par terre dans la salle à manger.
— Vous avez appelé une ambulance ?
— Qu’est-ce qu’il y a ? répète Cathy, cette fois paniquée.
Bunny a tant pleuré qu’elle doit se moucher avant de pouvoir répondre :
— Oui. Elle est en route.
— On arrive dès que possible, dit Peter avant de raccrocher.
— Qu’est-ce qui se passe, à la fin ?
Peter regarde sa femme et lit la terreur dans ses yeux immenses. Comment lui annoncer la nouvelle ?
— C’était ta mère, commence-t-il, histoire de gagner du temps. Ton père… Elle pense que ton père est mort.
L’horreur se peint sur le visage de Cathy. Elle secoue lentement la tête, l’air abasourdi.
— Habille-toi, fait Peter d’une voix douce. Il faut qu’on y aille.
INFO-NET
Selon une enquête réalisée par Gallup, la fréquentation des églises américaines serait en hausse de 13,75 % par rapport à la même période l’an dernier.
L’hôpital Christian Barnard de Mandelaville (Azanie) a fait savoir aujourd’hui qu’il se baserait désormais sur la fuite de l’onde vitale pour déterminer l’heure des décès.
Le réalisateur Jon Tchobanian travaille actuellement sur un nouveau film produit par ordinateur. Celui-ci, Chasseur d’âmes, raconte l’histoire d’un infirmier psychiatrique qui emprisonne des âmes dans des flacons magnétiques afin de réclamer une rançon à leurs propriétaires. « Comme il se doit pour un film sur la vie après la mort, a déclaré Tchobanian, la distribution est entièrement composée de clones informatiques d’acteurs morts. » Les premiers rôles sont tenus respectivement par Boris Karloff et Peter Lorre.
Life Unlimited (San Rafael, Californie) a enregistré ce mois-ci un nombre de commandes record pour son procédé d’immortalité par nanotechnologie. À en croire la psychanalyste Gudrun Mungay, ce phénomène serait lié à la découverte de l’onde vitale : « Certaines personnes, a-t-elle commenté, redoutent à l’évidence d’être un jour confrontées à leur Créateur. »
Justice : Gordon Spitz, le violeur en série dont le procès vient de s’ouvrir à Oshkosh (Wisconsin), a annoncé qu’il plaiderait non coupable. Spitz (qui a déclaré voyager hors des limites de son corps depuis l’âge de douze ans) prétend que son âme était absente au moment des viols et que, par conséquent, il ne saurait être tenu pour responsable des crimes commis par son corps.