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— Vous le suiviez depuis longtemps ?

— Depuis environ un an. Rod avait dépassé la soixantaine. Comme bien souvent à cet âge, son médecin était plus âgé que lui. Quand il est décédé, l’année dernière, Rod a eu besoin d’un nouveau médecin pour lui renouveler sa Cardizone.

— Vous dites l’avoir soigné pour une dépression. Ce n’est donc pas pour cela qu’il était venu vous trouver ?

— Non. Mais j’ai très vite décelé les symptômes. Cela faisait des années qu’il souffrait d’insomnie et quand on discutait un peu avec lui, il était évident qu’il était dépressif.

— Qu’est-ce qui avait pu le rendre si triste ?

— La dépression clinique ne se limite pas à une banale tristesse, inspecteur. C’est une maladie, qui se manifeste par une incapacité à la fois physique et psychologique à se concentrer et par un profond découragement.

— Et vous l’avez soigné avec des drogues ?

Le Dr Miller soupire, sentant poindre la critique.

— Le but n’est pas de rendre les gens dépendants, inspecteur, mais de les rééquilibrer. Quand ça marche, c’est comme si on soulevait un rideau devant une fenêtre qui n’avait pas laissé entrer le jour depuis des années.

Elle marque une pause, comme si elle hésitait à livrer le fond de sa pensée.

— Ici, je dois rendre hommage à Rod Churchill. Il est probable qu’il souffrait de dépression depuis de longues années, peut-être depuis l’adolescence. Seulement, son ancien médecin n’avait pas décelé les symptômes. En général, les personnes de son âge hésitent à se faire soigner, mais pas Rod. Lui ne demandait qu’à être aidé.

— De quoi ont-ils peur ? interroge Sandra, sincèrement curieuse.

— Mettez-vous à leur place… Imaginez qu’on vous dise que vous avez presque toujours vécu en étant diminuée. Vous qui êtes jeune, il est probable que vous voudriez y remédier. Mais les gens plus âgés ont parfois du mal à admettre que leur existence, maintenant presque achevée, aurait pu être plus réussie… Ils préfèrent ne rien faire, par peur des regrets.

— Ce n’était pas le cas de Rod Churchill ?

— Non. N’oubliez pas qu’il était prof de gym, chargé d’enseigner les principes d’une vie saine aux adolescents. Il s’est plié de bonne grâce au traitement. Nous avons été très déçus de constater que les inhibiteurs réversibles ne lui faisaient pas d’effet, mais il a tout de suite été partant pour essayer la phénothiazine… Et il savait combien il était important d’éviter les aliments défendus.

— Qui sont… ?

— Pour commencer, les fromages fermentés. Également, il n’avait pas droit au caviar, ni aux viandes et aux poissons salés, fumés ou marinés.

— Ce n’est pas le genre de truc qu’on peut manger par inadvertance.

— Non, en effet. Mais on trouve aussi de la tyramine dans les levures et les extraits secs de viande – les cubes de bouillon, par exemple. Sans oublier les extraits de protéines hydrolisées qui entrent dans la composition de la plupart des soupes et des sauces au jus de viande.

— Les sauces au jus de viande ?

Sandra repêche dans sa poche le reçu froissé et maculé de Food Food et le tend au médecin par-dessus la table.

— Le menu de son dernier repas, annonce-t-elle.

Le Dr Miller parcourt la note et secoue la tête.

— Nous avons justement parlé de Food Food lors de sa dernière visite. Il m’a certifié qu’il commandait toujours leur sauce de régime… Il avait vérifié qu’elle ne contenait rien de nocif pour lui.

— Peut-être a-t-il oublié cette fois-là ?

— Ça m’étonnerait, dit le docteur en lui rendant le papier. Rod Churchill était quelqu’un de très pointilleux.

Becky Cunningham arrive au rendez-vous avec dix minutes d’avance. Peter se lève pour l’accueillir. Vont-ils se sourire, s’embrasser ? Les deux. Peter a la surprise de sentir son cœur s’affoler quand les lèvres de Becky s’attardent sur sa joue. Comme elle sent bon !

— Tu as une mine superbe, dit Becky en prenant place en face de lui.

— Toi aussi.

Becky Cunningham n’est pas une beauté d’après les canons ordinaires : ses cheveux châtain foncé coupés au ras de l’épaule sont un peu plus courts que ne l’exige la mode ; son poids se situe dix kilos au-dessus de l’idéal des magazines (cinq selon des critères moins sévères) et son visage aux pommettes saillantes est constellé de taches de rousseur. Le pétillement de son regard vert se trouve rehaussé par les fines rides qui se sont creusées au coin de ses yeux depuis leur dernière entrevue.

Peter la trouve absolument merveilleuse.

Au moment de commander, il se souvient des conseils de la réceptionniste et demande des tortellini. Ils bavardent de choses et d’autres, s’esclaffant à tout propos. Il y avait des semaines que Peter ne s’était pas senti aussi détendu.

Il insiste pour payer l’addition, laisse un généreux pourboire et aide Becky à enfiler son manteau… Depuis quand n’en avait-il pas fait autant pour sa femme ?

— Qu’est-ce que tu comptes faire en attendant l’heure de ton vol ? lui demande Becky.

— Je n’en sais rien. Un peu de tourisme, peut-être.

Becky lève les yeux vers lui. Maintenant qu’ils ont déjeuné, évoqué le bon vieux temps et échangé des nouvelles de leurs relations communes, c’est ici que leurs voies devraient se séparer à nouveau. Mais…

— Je n’ai rien de spécial à faire cet après-midi, dit Becky sans détacher son regard du sien. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je t’accompagne ?

Rien ne lui ferait davantage plaisir.

— Ce serait… parfait, achève-t-il, renonçant à se censurer.

Des étoiles dansent dans les yeux de Becky.

— Où veux-tu aller ? demande-t-elle en glissant son bras sous le sien.

— À toi de me guider, répond Peter en souriant. Après tout, tu es ici chez toi.

Ils vont voir ensemble tout ce que Peter avait dédaigné ce matin-là. Ils assistent à la relève de la garde, visitent des boutiques pittoresques (le genre d’endroits qu’il fuit ordinairement). Quelques heures plus tard, nous les retrouvons même en train de s’enthousiasmer devant les squelettes de la galerie des dinosaures du Musée national des sciences naturelles.

C’est si bon de se sentir vivre, songe Peter.

Le muséum s’élève sur un terrain planté de nombreux arbres. Quand ils en ressortent, à 17 heures passées, la nuit est déjà presque tombée. Si le vent a fraîchi, on ne voit pas un nuage dans le ciel. En déambulant dans les allées du parc, ils aperçoivent un banc au pied d’un bosquet d’érables dépouillés de leurs feuilles.

— Je suis vanné, soupire Peter. Je me suis levé à 5 h 30 pour avoir mon avion.

— Allonge-toi, lui propose Becky en s’asseyant à l’extrémité du banc. Nous avons marché tout l’après-midi.

Le premier mouvement de Peter est de décliner son offre. Mais après tout, pourquoi pas ? Juste comme il est sur le point de s’étendre sur la partie libre du banc, Becky ajoute :

— Tu n’as qu’à poser ta tête sur mes genoux.

Cette fois, il n’hésite pas longtemps. Il se dégage d’elle une douce chaleur, tellement humaine. Son bras repose délicatement sur sa poitrine.

C’est si bon de se détendre… Il pourrait rester là des heures. C’est à peine s’il ressent le froid.

Le sourire de Becky n’exige rien, ne réclame rien… Un si merveilleux sourire.

Pour la première fois depuis le déjeuner, il pense à Cathy et à Hans.