Enfin, il a trouvé un être humain – pas un clone – à qui se confier… Quelqu’un qui ne le méprisera pas, qui ne se moquera pas de son infortune. Quelqu’un qui l’écoutera et l’acceptera tel qu’il est.
Au même moment, il comprend que rien ne l’oblige à en parler : il a lui-même trouvé la réponse aux questions qu’il se posait.
Peter a rencontré Becky à l’université, avant que Cathy ne soit entrée en scène. Ils se sentaient attirés l’un par l’autre, mais manquaient alors cruellement de maturité (lui, du moins, était encore vierge). Les choses ont changé depuis. Ils ont tous les deux l’expérience du mariage, de l’amour, et savent reconnaître le moment opportun. Peter pourrait très bien appeler Cathy, lui dire que sa réunion s’est prolongée au-delà de l’heure prévue et qu’il ne rentrera que demain matin. Puis il raccompagnerait Becky chez elle.
Il le pourrait, mais il n’en fera rien. Placé dans la même situation que Cathy, lui ne trahira pas… Pas même pour lui rendre la monnaie de sa pièce.
Peter sourit à Becky, sentant ses blessures se refermer.
— Tu es une fille épatante, dit-il. Le type qui t’aura est un sacré veinard.
Elle lui sourit en retour.
Peter pousse un profond soupir, chassant toute la tension accumulée.
— Il est temps que j’aille à l’aéroport.
Cette fois, le sourire de Becky exprime peut-être une pointe de regret.
Peter se sent prêt à rentrer chez lui.
35
Sandra emprunte la Don Valley Parkway jusqu’à Cabbagetown et gare sa voiture devant la maison mère de Food Food, à l’angle de Parliament et Wellesley Street. D’après le service des renseignements, c’est ici, au-dessus de la boutique, que sont centralisées les commandes. Sandra gravit une volée de marches et entre sans frapper. Elle trouve une vingtaine de personnes coiffées d’écouteurs et assises devant des ordinateurs. Toutes ont l’air en plein boum, bien qu’il soit à peine 14 heures.
Une femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux blond cendré s’approche d’elle.
— Je peux vous renseigner ?
Sandra se présente en montrant son badge.
— À qui ai-je l’honneur ?
— Danielle Nadas, répond la femme. C’est moi qui dirige cette équipe.
Sandra regarda autour d’elle avec fascination. Si elle a souvent fait appel à Food Food depuis son divorce, elle n’avait aucune idée de ce qui pouvait se trouver au bout du fil (quand on appelle depuis un visiophone, on voit juste s’afficher sur l’écran des réclames pour les spécialités maison).
— J’aimerais consulter le dossier d’un de vos clients.
— Vous connaissez le numéro de téléphone ?
— Neuf-six-sept… chantonne Sandra.
— Je voulais dire, celui du client, rectifie Danielle Nadas en souriant.
Sandra lui tend un bout de papier avec le numéro des Churchill. Danielle Nadas se dirige vers un des terminaux et attire l’attention de l’opérateur d’une tape sur l’épaule. Le jeune homme acquiesce d’un signe de tête et lui cède sa chaise sitôt qu’il a fini d’enregistrer la commande en cours. La chef d’équipe s’assoit alors et entre le numéro.
— Voici, annonce-t-elle en se penchant de côté afin que Sandra voie mieux l’écran.
Rod Churchill a commandé le même plat six mercredis de rang, sauf…
— Il prenait toujours de la sauce allégée, commente Sandra, sauf la dernière fois.
— En effet, constate Danielle Nadas en se penchant à son tour vers l’écran. Mais soit dit entre nous, l’allégée est vraiment infecte. Elle ne contient même pas de jus de viande, juste de la gélatine végétale. Peut-être a-t-il eu envie d’essayer l’autre ?
— À moins qu’un de vos opérateurs n’ait commis une erreur.
— Impossible. Nous partons du principe que les clients renouvellent toujours leur dernière commande – ce qui est vrai neuf fois sur dix. Notre C.R.C. ne recopie la commande que dans le cas où celle-ci est modifiée.
— Votre C.R.C. ?
— Notre chargé de relations avec la clientèle.
Excusez du peu…
— Dans le cas contraire, reprend Danielle Nadas, le C.R.C. tape F2, ce qui équivaut à « répétition ».
— Avez-vous moyen de savoir qui a enregistré cette dernière commande ?
— Bien sûr. C.R.C. 054… C’est Annie Delano.
— Elle est là ?
— C’est elle, là-bas, indique la chef après un coup d’œil circulaire. Avec la queue-de-cheval.
— J’aimerais lui parler.
— Je ne vois pas bien l’intérêt de tout ça…
— L’intérêt, réplique Sandra sans se départir de son calme, c’est que l’homme qui a passé cette commande est mort d’une réaction aux aliments qu’il avait ingérés.
— Mon Dieu ! s’écrie l’autre en plaquant une main sur sa bouche. Je… je vous appelle le directeur.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je voudrais juste dire deux mots à cette jeune personne.
— Bien sûr.
Elle la conduit jusqu’à la table d’Annie Delano. Celle-ci (elle paraît à peine dix-sept ans) vient juste de renouveler une commande, grâce à la touche F2, comme l’a expliqué son chef.
— Annie ? Cette dame est inspecteur de police. Elle a quelques questions à vous poser.
Annie lève vers elles un visage interloqué.
— Miss Delano, commence Sandra, mercredi dernier, vous avez enregistré la commande d’un certain Rod Churchill.
— Si vous le dites…
— Voulez-vous bien l’afficher ? fait Sandra à l’adresse de Danielle Nadas.
Cette dernière se penche vers le clavier et tape le numéro des Churchill. Annie fixe l’écran d’un regard inexpressif.
— Vous avez modifié sa commande, reprend Sandra. Il prenait toujours de la sauce allégée mais la dernière fois, vous lui avez fait livrer la version normale.
— Si j’ai fait cela, c’est qu’il l’avait demandé.
— Vous rappelez-vous ce qu’il vous a dit ?
— J’ai peur que non… Vous savez, j’enregistre deux cents commandes par jour et celle-ci remonte à une semaine. Mais franchement, je n’aurais jamais changé quoi que ce soit sans qu’il me l’ait demandé.
Alexandria Philo retourne à Doowap Advertising où elle réquisitionne de nouveau un bureau. Quoiqu’elle s’intéresse surtout à Cathy Hobson, elle commence par réinterroger deux des collègues de celle-ci, afin de ne pas éveiller ses soupçons.
Quand Cathy s’assoit en face d’elle, Sandra lui adresse un sourire plein de sympathie.
— Je viens d’apprendre la nouvelle, pour votre père. Croyez bien que je suis désolée. J’ai moi-même perdu mon père l’an dernier et je sais combien c’est difficile à vivre.
— Merci, fait Cathy en inclinant sèchement la tête.
— C’est quand même curieux que Hans Larsen et votre père soient morts de façon aussi rapprochée…
— La loi des séries, soupire Cathy.
— Pour vous, il s’agit donc d’une coïncidence ?
— Évidemment ! Hans n’était qu’une vague connaissance et quant à mon père… Il est décédé de mort naturelle.
Sandra la regarde de haut en bas, paraissant la jauger.
— En ce qui concerne Hans, nous savons toutes deux que vous n’avez pas dit la vérité. Vous avez eu avec lui une sorte… d’aventure ? Ne vous inquiétez pas, ajoute-t-elle comme une lueur de défi s’allume dans les grands yeux bleus de Cathy. Votre vie privée ne regarde que vous… Enfin, presque. Je n’ai pas l’intention de révéler votre infidélité à votre époux, ni à la veuve de Hans. À supposer, bien sûr, que vous soyez étrangère à ce meurtre.