— Écoutez, attaque Cathy d’un ton rageur. Pour commencer, tout était fini depuis longtemps entre Hans et moi. Ensuite, mon mari est déjà au courant. Je lui ai tout dit.
— Ah bon ?
Cathy paraît brusquement s’apercevoir qu’elle a commis une gaffe.
— Comme vous le voyez, enchaîne-t-elle, je n’ai rien à cacher et n’avais aucune raison de vouloir faire taire Hans.
— Et votre père ?
— Je vous répète qu’il est décédé de mort naturelle, répond Cathy avec une pointe d’impatience.
— Malheureusement, je crains que ce ne soit pas le cas.
Cette fois, Cathy explose littéralement :
— Nom de Dieu ! C’est déjà assez dur de perdre un être proche, mais quand en plus…
— Croyez bien que je n’irais pas prétendre une chose pareille sans être sûre de mon fait. Il s’avère que quelqu’un a trafiqué la commande de votre père.
— Quelle commande ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Votre père suivait un traitement qui l’obligeait à surveiller de très près son alimentation. Quand votre mère s’absentait, les mercredis soir, il se faisait livrer son dîner, toujours le même. Mais le jour de sa mort, il s’est glissé une modification dans sa commande et il a mangé quelque chose qui a fait grimper sa tension artérielle jusqu’à un seuil intolérable.
— Qu’est-ce que vous me racontez là ? fait Cathy, sidérée. Mon père aurait été tué par un plat préparé ?
— J’ai d’abord cru à un accident, avant de découvrir que MedBase avait fait l’objet d’une effraction dans les jours qui ont précédé la mort de votre père. C’est sans doute ainsi que le pirate a su que votre père prenait de la phénothiazine.
— De la phénothiazine ? Mais c’est un antidépresseur !
— Vous connaissez ? demande Sandra, dressant l’oreille.
— Ma sœur en a pris à une époque.
— Et vous savez quels aliments sont interdits ?
— Le fromage.
— En fait, il y en a bien davantage.
Cathy secoue la tête, l’air sincèrement stupéfaite.
— Papa prenait un antidépresseur, murmure-t-elle.
Puis elle regarde Sandra droit dans les yeux.
— C’est de la folie !
— Cela m’a demandé beaucoup de travail, mais j’ai vérifié toutes les demandes d’accès à MedBase au cours des deux semaines qui ont précédé la mort de votre père. J’ai relevé une effraction trois jours avant.
— Comment ça, une effraction ?
— Le médecin dont on a utilisé le nom se trouvait en vacances en Grèce au moment des faits.
— La plupart des bases de données sont accessibles de n’importe quel point du globe.
— Exact. Seulement, j’ai réussi à le joindre à Athènes. Il m’a juré qu’il n’avait fait que visiter des sites archéologiques depuis son arrivée.
— Et vous pouvez dire quels dossiers ont été consultés ?
— Non, répond Sandra en détournant brièvement les yeux. Tout ce que je sais, c’est que l’appel a eu lieu vers 4 heures du matin, heure de Toronto…
— À ce moment-là, il est à peu près midi en Grèce.
— Oui. Mais c’est aussi l’heure où MedBase enregistre le moins de demandes d’accès. On m’a dit que la nuit, l’attente était quasiment nulle. Le moment rêvé pour s’y introduire et en ressortir sans se faire remarquer.
— Quand même, utiliser des aliments pour provoquer une réaction fatale… Cela nécessite des compétences spéciales.
— Je ne vous le fais pas dire, approuve Sandra. Vous avez fait des études de chimie, je crois ? reprend-elle après une pause.
— De chimie minérale. Je ne connais rien aux produits pharmaceutiques. Si vous voulez mon avis, tout ça me paraît un peu tiré par les cheveux. Le seul ennemi que mon père ait jamais eu était l’entraîneur de l’équipe de foot du lycée de Newtonbrook.
— Son nom ?
— Je plaisantais, répond Cathy avec un soupir exaspéré. Franchement, je ne vois pas qui aurait pu vouloir tuer mon père.
— Peut-être avez-vous raison, après tout, dit Sandra avec un sourire désarmant. Dans mon métier, on a parfois tendance à voir le mal partout. C’est ce qu’on appelle la déformation professionnelle. Je vous prie de m’excuser. Surtout, sachez combien je suis désolée de ce qui est arrivé à votre père. Je ne sais que trop bien par quelles épreuves vous avez dû passer…
— Merci.
Si sa voix ne trahit rien de ses sentiments, les yeux de Cathy lancent des éclairs.
— Encore une question et j’espère ne plus avoir à vous importuner. Est-ce que le nom de Jean-Louis Desalle vous évoque quelque chose ?
Cathy reste muette.
— Il fréquentait l’université de Toronto en même temps que vous.
— C’est si loin…
— Jean-Louis Desalle, lui, se souvient très bien de vous – ou plutôt de Catherine Churchill – ainsi que de votre mari, Peter Hobson.
— À la réflexion, ce nom m’est vaguement familier, dit Cathy d’un ton circonspect.
— Avez-vous revu Jean-Louis Desalle depuis l’université ?
— Grand Dieu, non ! Je n’ai même aucune idée de ce qu’il a pu devenir.
— Merci, Mrs Hobson. Ce sera tout.
— Une seconde ! Pourquoi toutes ces questions sur Jean-Louis ?
Sandra rabat le volet de son ordinateur de poche et le range avec soin dans son attaché-case.
— Parce que c’est son nom que le pirate a utilisé pour accéder à MedBase.
36
Esprit observe toujours avec fascination l’évolution des formes de vie artificielles de Sarkar.
Ce n’est pas un jeu… C’est la vie même.
Mais que les programmes de ce pauvre Sarkar sont donc rudimentaires ! Les poissons bleus sont assez réussis, mais nettement moins que les vrais. De plus, les poissons n’ont pas dominé la vie terrestre pendant trois cents millions d’années.
Il lui faut plus, beaucoup plus que ça. Il est maintenant capable de dominer des situations plus complexes que tout ce que Sarkar peut imaginer, et il a l’éternité devant lui.
Il réfléchit longuement avant de se mettre au travail, le temps de définir ce qu’il veut exactement. Quand il le sait, il ne lui reste plus qu’à le créer.
Peter a décidé de renoncer aux aventures de Spenser, du moins temporairement. Il a eu un peu honte en apprenant que Témoin, son alter ego, lisait Thomas Pynchon. En cherchant bien, il déniche sur les étagères du salon une vieille édition d’Un conte des deux villes que lui avait offerte son père. Bien qu’il ne l’ait jamais lu, c’est malheureusement le seul classique qu’il ait conservé (il y a belle lurette qu’il s’est défait de Marlowe, Shakespeare, Descartes et Spinoza). Bien sûr, il n’aurait que l’embarras du choix sur le Net (les classiques ont l’avantage d’être tous tombés dans le domaine public), mais il estime qu’il n’a que trop flirté avec la technologie ces dernières semaines. Un vieux bouquin qui sente le moisi, c’est exactement ce dont il a besoin en ce moment.
Cathy est déjà installée sur le canapé, son lecteur à la main. Peter s’assoit près d’elle, soulève la couverture rigide et commence à lire :
C’était le meilleur des temps, c’était le pire des temps ; c’était l’âge de la sagesse, c’était l’âge de la folie ; c’était l’époque de la foi, c’était l’époque de l’incrédulité ; c’était la saison de la Lumière, c’était la saison de l’Obscurité ; c’était le printemps de l’espoir, c’était l’heure du désespoir ; nous avions tout devant nous, nous n’avions rien devant nous ; nous devions tous aller directement au Ciel, nous devions tous prendre l’autre chemin…{Traduction d’Emmanuel Bove, Ed. Critérion, Paris, 1991. (N.d.T.)}