— Rends-moi mon beamer.
— Pas question.
— Déconne pas, vieux… Un truc pareil, ça coûte quarante mille dollars.
— Vous n’aurez qu’à m’envoyer la facture, réplique Peter en levant son revolver.
L’autre s’accorde encore un instant de réflexion, puis :
— Fais gaffe à pas laisser d’empreintes, dit-il juste avant de sortir.
Resté seul, Peter sélectionne le mode texte du visiophone et compose le 911 :
Inspecteur de police blessé, 216, Melville Av. à Don Mills. Prière envoyer ambulance.
De cette manière, on ne risque pas d’identifier sa voix. Sandra ne l’a pas vu et il y a peu de chances que la police conclue à la présence d’une autre personne que l’agresseur.
Il débranche ensuite le clavier et essuie la fiche avec un Kleenex. Puis il va s’enquérir du sort de Sandra, le clavier sous le bras. Toujours évanouie, mais vivante. Il récupère son cric, titube jusqu’à la porte dont il essuie soigneusement la poignée et regagne sa voiture. Comme il s’éloigne en roulant au pas, il croise une ambulance qui se hâte vers la maison de Sandra dans un rugissement de sirène.
Il roule un long moment au hasard, puis a la bonne idée de s’arrêter avant de provoquer un accident. Il décroche son téléphone et appelle alors Sarkar.
— Peter ! J’allais justement t’appeler.
— Que se passe-t-il ?
— Le virus est prêt.
— Tu l’as déjà lancé ?
— Non. Je voudrais d’abord le tester.
— Comment ?
— J’ai copié la première version des trois clones sur un disque que j’ai laissé au bureau de Raheema. Sans cette précaution, la police aurait déjà mis la main dessus.
— Dieu soit loué ! soupire Peter. De toute manière, j’avais l’intention de passer te voir. J’ai ici un truc que je n’arrive pas à identifier. Je serai là dans…
Il jette un coup d’œil par la vitre, tentant de se repérer.
— Mettons, dans quarante minutes.
Peter commence par montrer à Sarkar l’arme en plastique gris.
— Où as-tu trouvé ça ?
— Je l’ai fauché au tueur.
— Quel tueur ?
Peter lui raconte alors ce qui lui est arrivé. Sarkar en est tout retourné.
— Tu as prévenu la police ?
— J’ai juste demandé une ambulance. Mais à l’heure qu’il est, la police est certainement sur les lieux.
— Elle vivait encore quand tu es parti ?
— Oui.
— Je me demande ce que ça peut être, reprend Sarkar en désignant l’objet apporté par Peter.
— Une sorte d’arme, j’imagine.
— Je n’ai jamais rien vu de semblable.
— Le tueur a appelé ça un « beamer ».
— Subhanallah ! s’exclame Sarkar en ouvrant de grands yeux. Un beamer ?
— Tu connais ?
— J’ai lu quelque chose à ce sujet. Une arme à faisceau de particules. Elle bombarde l’organisme d’un concentré de radiations. Une vraie saloperie, soupire-t-il. Interdite en Amérique du Nord. Elle est silencieuse et agit à travers un vêtement ou même une porte en bois.
— Seigneur !
— Tu dis que la femme a survécu ?
— Elle respirait encore.
— Si c’est ça qui l’a blessée, les médecins vont devoir sacrément trancher dans le vif pour en sauver un bout… Mais à mon avis, elle n’en a plus pour longtemps. S’il avait atteint sa tête, elle serait morte sur le coup.
— Je l’ai trouvée près de son revolver. Peut-être a-t-elle tenté de se défendre ?
— Dans ce cas, il est possible qu’il n’ait pas eu le temps d’ajuster son tir. Si c’est la moelle épinière qui a trinqué, peut-être s’en tirera-t-elle avec une paralysie des deux jambes.
— Et mon arrivée a empêché le tueur d’achever son boulot. Quel merdier… Il faut absolument arrêter tout ça.
— Bientôt. L’expérience est prête à démarrer, dit Sarkar en désignant un PC au centre de la pièce. Après avoir isolé cette unité, je l’ai chargée avec de nouvelles copies des trois clones.
— Et le virus ? demande Peter.
— Ici.
Sarkar lui fait voir une carte mémoire PCMCIA noire, plus petite et presque aussi mince qu’une carte ordinaire, et l’insère sous ses yeux dans le lecteur de sa station de travail. Peter rapproche sa chaise.
— Pour que l’expérience soit concluante, reprend Sarkar, je vais devoir activer ces nouveaux clones.
Peter hésite : l’idée d’activer trois nouvelles versions de lui-même pour les tuer aussitôt lui cause un malaise. Mais s’il faut en passer par là…
— Vas-y, dit-il à Sarkar.
Celui-ci presse une touche puis déclare :
— Ça y est, ils sont vivants.
— Comment le sais-tu ?
Sarkar lui désigne des données qui viennent d’envahir l’écran. Pour Peter, ce n’est ni plus ni moins que de l’hébreu.
— Je vais modifier la présentation, lui dit Sarkar.
Trois lignes se mettent à danser sur l’écran.
— Une simulation d’EEG, explique Sarkar.
— Regarde un peu ces pics ! lui dit Peter.
— La peur, acquiesce Sarkar. Ils n’ont aucune idée de ce qui se passe. Ils sont aveugles, sourds et absolument muets.
— Les pauvres, murmure Peter.
— À présent, lançons le virus. Exécution !
Pendant encore quelques minutes, les trois lignes présentent le même tracé chaotique.
— Ça n’a pas l’air de marcher, remarque Peter.
— Il lui faut le temps de vérifier leur signature. Les clones sont de gros morceaux et… Ça y est !
Au même moment, la courbe du milieu traduit une violente secousse, puis plus rien… Le tracé devient plat. La ligne elle-même finit par s’effacer.
— Mon Dieu ! fait Peter dans un souffle.
Quelques minutes plus tard, c’est au tour de la ligne du haut de subir le même traitement.
— Plus qu’un, lâche Sarkar.
Le dernier clone résiste mieux : peut-être est-ce Témoin, le plus complet des trois, la copie intégrale du cerveau de Peter. Enfin, le PC enregistre le même sursaut d’agonie puis la ligne disparaît, comme un feu qui s’éteint.
— Pas d’onde vitale, remarque Peter.
Sarkar secoue la tête.
Peter est bouleversé : des copies neuves de lui-même, à peine nées et déjà mortes… Tout ça en l’espace de quelques secondes. Il éloigne sa chaise, renverse la tête en arrière et ferme les yeux.
Après s’être assuré de la disparition complète des clones, Sarkar éjecte la carte mémoire du virus et se dirige vers l’ordinateur principal.
— Attends ! fait Peter en se redressant d’un coup. Serait-il possible de le modifier afin qu’il distingue les clones les uns des autres ?
— Bien sûr. En fait, je l’ai déjà doté de routines allant dans ce sens.
— Dans ce cas, il n’y a pas de raison que les trois meurent. Lâchons une version du virus qui vise juste le coupable.
Sarkar réfléchit un moment puis propose :
— On pourrait d’abord les menacer avec la version large du virus, dans l’espoir d’amener le coupable à se dénoncer. Dans un second temps, on adaptera le virus à ses caractéristiques propres. Je suis certain que tu te dénoncerais pour sauver tes frères ?
— Je n’en sais rien, avoue Peter. Je suis enfant unique… Du moins l’étais-je encore il y a peu de temps. Franchement, je ne sais pas ce que je ferais.