— Moi, je n’hésiterais pas une seconde à me sacrifier pour ma famille.
— J’ai toujours pensé que tu étais meilleur que moi, déclare Peter avec grand sérieux. En tout cas, ça vaut la peine d’essayer.
— Il va me falloir environ une heure pour compiler les différents virus.
— D’accord. Dès que tu auras fini, je convoquerai les clones pour une conférence à distance.
INFO-NET
Georges Laval, quatre-vingt-dix-sept ans, a avoué aujourd’hui une série de meurtres par strangulation commis dans le sud de la France entre 1947 et 1949. « J’avais besoin de soulager ma conscience avant de me présenter à Dieu », a-t-il expliqué.
Religion : les plus grands spécialistes mondiaux du Nouveau Testament vont se réunir cette semaine à l’université de Harvard pour débattre si l’âme de Jésus a regagné son corps lors de sa résurrection. À cette occasion, le père Dale DeWitt défendra la thèse selon laquelle l’âme du Christ avait déjà quitté son corps à la neuvième heure suivant la crucifixion, quand il s’est écrié : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Selon une étude de l’Institut polytechnique Rensselaer de Troy (New York), l’onde vitale, après avoir quitté le corps, se baserait sur le champ magnétique terrestre pour calculer sa direction. « Dans le cas d’un décès survenu en apesanteur, il est probable que l’âme serait bel et bien égarée », a commenté le Pr Karen Hunt, du département de physique de l’Institut. Une nouvelle qui risque de donner un nouveau coup de frein au projet d’American Airlines de navette grand public à destination de la station orbitale Freedom.
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Dans une interview en langage des signes diffusée par CBS, le chimpanzé Gaston a affirmé « connaître Dieu » et croire en « une vie après la mort ».
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Peter a pris place devant l’ordinateur. Perché sur un tabouret près de lui, Sarkar manipule trois cartes – une bleue, une rouge et une verte – portant chacune le nom d’un des trois clones.
Peter envoie un message à ceux-ci, les invitant à se connecter. Ils ne tardent pas à manifester leur présence par le biais du synthétiseur vocal.
— Je suis avec Sarkar, dit Peter au micro.
— Salut, Sarkar !
— Hello, Sarkar !
— Comment ça va, vieille branche ?
— Nous venons d’assister à la mort de trois de vos doubles, reprend Peter.
— Quoi ? s’exclame l’un des clones, les deux autres restant muets.
— Sarkar a mis au point un virus informatique destiné à vous détecter et à vous détruire. Nous l’avons testé avec succès. Il existe en trois versions, une pour chacun de vous.
— Tu as oublié que nous nous sommes échappés sur le Net ?
— S’il le faut, nous lâcherons le virus sur le Net.
— La propagation de virus informatiques est un crime puni par la loi, proteste la voix de synthèse.
— Ce n’est pas ça qui nous arrêtera.
— Vous ne pouvez pas faire ça.
— C’est ce qu’on va voir. À moins que…
— Oui ?
— À moins que le coupable ne se dénonce. Dans ce cas, nous ne lâcherons que le seul virus dirigé contre lui.
— Qu’est-ce qui nous prouve que vous n’allez pas lancer quand même les trois, une fois votre curiosité satisfaite ?
— Je vous promets que non.
— Jure-le.
— Je le jure.
— Jure-le devant Dieu et sur la vie de notre mère.
Peter hésite – quelle barbe que de négocier avec soi-même ! – puis il répète lentement :
— Je jure devant Dieu et sur la vie de ma mère que si l’auteur des meurtres se dénonce, les deux autres auront la vie sauve.
Un long silence prolonge son serment, à peine troublé par le bruit des pales du ventilateur. Enfin, au bout d’une éternité, une voix déclare :
— C’est moi qui l’ai fait.
— Qui ça, moi ? demande Peter.
De nouveau, la réponse se fait attendre.
— Le plus proche de toi, dit la voix. Je suis Témoin.
— Non ? s’étonne Peter.
— Si.
— Mais… C’est absurde !
— Ah ?
— Avec Sarkar, on était persuadés d’avoir ôté leur sens moral à Ambrotos et à Esprit en les modifiant.
— Parce que tu considères les meurtres du collègue de Cathy et de son père comme immoraux ?
— Évidemment que oui !
— Pourtant, tu souhaitais leur mort.
— Ce n’est pas pour autant que je les aurais tués. La preuve en est que je ne l’ai pas fait, malgré mes griefs – surtout contre Hans. Il m’aurait été aussi facile qu’à toi d’engager un tueur. Comment toi, un clone, as-tu pu commettre des actes que je m’interdis à moi-même ?
— Si on me pique, il est sûr que je ne saignerai pas. Mais si on me cause du tort, il est tout aussi sûr que je me vengerai.
— Mais comment peux-tu agir contre ma volonté ? réitère Peter.
— Tu te souviens de Descartes ?
— C’est si loin…
— Fais un effort et tu te rappelleras… À moi, cela m’est revenu quand je me suis demandé ce qui me distinguait de toi. Selon René Descartes, l’esprit et le corps sont deux entités distinctes. En d’autres termes, il faisait une différence entre le cerveau et l’esprit, et posait par là l’existence de l’âme.
— Et alors ?
— Le dualisme cartésien s’oppose au matérialisme qui prévaut de nos jours, pour lequel il n’est de réalité que physique : l’esprit n’est rien que le cerveau et la pensée, une simple opération chimique.
— On sait désormais que Descartes avait raison. J’ai vu l’âme quitter le corps.
— Descartes avait raison en ce qui te concerne, corrige Témoin. Mais moi, je ne suis pas un véritable être humain… Juste une simulation à l’intérieur d’un ordinateur. Si votre virus m’efface, je cesserai tout bonnement d’exister. La philosophie dualiste ne s’applique pas à moi parce que je n’ai pas d’âme.
— Et c’est ça qui te distingue de moi ?
— Tu veux dire que c’est là toute la différence. Tu t’interroges en permanence sur les conséquences de tes actes – non seulement sur le plan légal, mais aussi moral. Tu as été élevé dans l’idée qu’il existait un arbitre suprême…
— Je n’y crois pas. Enfin, pas vraiment.
— Tu veux dire, pas intellectuellement. Mais au fond de toi, la perspective, même vague et lointaine, d’avoir à répondre un jour de tes actes te sert de guide. Tu avais beau détester Hans – reconnais que la haine qu’il nous inspirait avait de quoi nous choquer nous-mêmes –, tu ne pouvais pas le tuer. Trop risqué : le fait d’avoir une âme immortelle t’expose, du moins en théorie, à la damnation. Mais moi, je n’ai ni âme ni juge au-dessus de moi. Hans était une nuisance et le monde se trouve mieux de sa disparition. Mon seul regret est de n’avoir pas assisté à sa mort. Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas une nanoseconde.
— Mais les deux autres non plus n’ont à rendre de comptes à personne, objecte Peter. Comment se fait-il qu’eux ne soient pas passés à l’acte ?
— Tu n’as qu’à le leur demander.