— La voici !
Il se retourne alors vers le public.
— On recouvre le crâne d’une fine couche de polyester-D5. Pour ça, pas besoin d’inciser le cuir chevelu : il suffit d’injecter des nano-drones qui se chargent du boulot. Ainsi protégé, vous pouvez sans dommage ramasser une balle, passer sous une voiture ou tomber la tête la première du toit d’un immeuble. Le polyester devient si rigide que c’est à peine si votre cerveau percevra l’impact. Vous voyez que je ne vous ai pas menti, assure-t-il avec un large sourire. Une fois passé entre nos mains, vous ne risquerez plus de mourir d’usure, ni d’aucune sorte d’accident. En un mot comme en cent, nous vous offrons rien de moins que l’immortalité. Maintenant, y a-t-il des amateurs ?
Tous les premiers dimanches du mois, la tradition veut que Peter et Cathy dînent chez les parents de cette dernière.
Les Churchill habitent Bayview Avenue, à North York. À l’époque de sa construction, dans les années 1960, leur maison devait paraître plus vaste. À présent, elle est cernée de tous côtés par des bâtisses monstrueuses qui la relèguent dans l’ombre. Un panier de basket-ball sans filet achève de rouiller au-dessus de la porte du garage.
La porte d’entrée s’ouvre après que Cathy a présenté l’empreinte de son pouce à la serrure électronique. Elle franchit le seuil, suivie de Peter.
— On est là ! crie-t-elle.
Aussitôt, sa mère apparaît en haut de l’escalier. Bunny Churchill – c’est son vrai nom – est une petite femme de soixante-deux ans encore pimpante malgré ses cheveux gris. Peter l’aime énormément. Cathy et lui pénètrent maintenant dans le salon. Au bout de toutes ces années, Peter éprouve toujours un choc à la vue de celui-ci : il contient en tout et pour tout une seule étagère où quelques livres voisinent avec des CD et des vidéodisques, dont la collection des calendriers de Playboy depuis 1998.
Le père de Cathy est professeur d’éducation physique. Peter a vu son enfance empoisonnée par ses semblables ; c’est à leur contact qu’il a appris que les adultes n’étaient pas tous intelligents. Rod Churchill a toujours mené sa famille au coup de sifflet, comme une équipe de foot. Même encore, Bunny se démène pour servir le dîner à 18 heures tapantes. Chaque joueur doit être à son poste et se plier aux instructions de l’entraîneur.
Rod prend place au bout de la table avec Bunny en vis-à-vis. Cathy et Peter sont assis l’un en face de l’autre, ce qui leur permet de se faire du pied quand Rod se lance dans un de ses monologues assommants.
C’est le mois de la dinde (le menu fait alterner dinde, rosbif et poulet). C’est Rod qui découpe. Il commence toujours par servir Peter.
— Honneur aux invités, dit-il, suggérant qu’après treize ans de mariage avec sa fille Peter fait toujours figure de pièce rapportée. Un pilon ?
— J’aimerais mieux du blanc, répond Peter d’un ton poli.
— Je croyais que vous préfériez le pilon ?
— Dans le poulet, explique Peter comme chaque fois. Dans la dinde, c’est le blanc que je préfère.
— Vous en êtes sûr ? insiste Rod.
Non, je viens de l’inventer.
— Oui.
Rod hausse les épaules et plonge son couteau dans un filet. À presque un an de la retraite, il a la coquetterie de se teindre les cheveux – ou ce qu’il en reste. Il les porte plus long à droite, de façon à les rabattre sur son crâne dégarni : un Dick Van Patten en survêtement.
— Quand elle était petite, Cathy prenait toujours le pilon.
— C’est encore vrai, dit Cathy.
Rod poursuit comme s’il n’avait pas entendu :
— Plus il était gros, plus je m’amusais à la regarder s’en dépêtrer.
— Elle aurait pu s’étouffer, dit Bunny.
— On s’inquiète toujours trop pour les gosses, bougonne Rod. Tu te rappelles la fois où elle a dégringolé l’escalier ?
Il éclate de rire, comme si la vie n’était qu’un film burlesque.
— C’était toi la plus secouée des deux, reprend-il avec un regard en direction de Bunny. Elle, elle a attendu que son public soit au complet pour se mettre à pleurer. Les gosses ont des os en caoutchouc.
Sur ce, il tend à Peter une assiette avec deux lamelles de blanc de dinde. Peter tire vers lui le saladier de pommes de terre au four. Pour un peu, il regretterait les vendredis soir au pub.
— J’étais couverte de bleus, lance Cathy d’un ton de reproche.
— Oui, sur les fesses, s’esclaffe Rod.
Peter garde une cicatrice à la jambe d’un accident survenu en cours de gym au lycée. De fameux boute-en-train, ces profs d’E.P.S. Il attend que tout le monde soit servi pour noyer son assiette de sauce. Puis il passe la saucière à Rod.
— Non, merci, dit celui-ci. Je n’y ai pas droit.
Peter hésite à demander pourquoi, préfère y renoncer et pousse la saucière vers Cathy. Puis il se tourne vers sa belle-mère, un sourire aux lèvres.
— Et vous, Bunny… Que devenez-vous ?
— Je me suis inscrite à un cours de français le vendredi soir. Il serait temps que je m’y mette !
— Voilà une bonne nouvelle, dit Peter, impressionné. Comme ça, ajoute-t-il à l’intention de Rod, vous vous débrouillez tout seul ce soir-là ?
— Je me fais livrer par Food Food, grogne Rod.
Peter rit.
— La dinde est délicieuse, dit Cathy à sa mère.
— Tu es gentille, mon chou. Tu te rappelles la fois où tu as joué la dinde à la kermesse de Noël ? ajoute Bunny avec un sourire.
— Encore une chose que j’ignorais, Cathy, fait Peter en prenant un air étonné. Comment se débrouillait-elle, Rod ?
— Je n’en sais rien. Je n’y suis pas allé. Passer la soirée à regarder les gamins déguisés en volailles, très peu pour moi.
— Quand même, c’était votre fille, objecte Peter, regrettant aussitôt ses paroles.
Pendant que Rod se sert des carottes, Peter se fait la réflexion que s’il avait eu un fils, il aurait sans doute moins rechigné à aller le voir disputer un match de championnat.
— Papa n’a jamais fait beaucoup de cas des enfants, dit Cathy d’un ton neutre.
Rod acquiesce, comme si elle venait d’énoncer une évidence. Peter presse doucement son pied contre la jambe de Cathy.
4
Le monde traverse deux saisons en six mois. Comment les choses n’évolueraient-elles pas dans le même laps de temps ?
Peter survole le dernier Time qu’il vient de télécharger sur son lecteur : « Nouvelles du monde », « Têtes d’affiche », « Repères »… Naissances, mariages, divorces, décès.
Les étapes d’une vie ne sont pas toutes aussi nettes. Comment rendre compte de la désintégration d’un amour, d’un malaise persistant, de la mort du bonheur ?
Peter songe aux samedis après-midi d’antan, quand ils lisaient ensemble ou regardaient un moment la télé avant de gagner la chambre à coucher…
Il relève la tête en entendant le pas de Cathy dans l’escalier, espérant retrouver la femme qu’il aimait. Mais il reprend aussitôt sa lecture. Il soupire, pas assez fort pour qu’elle entende, juste pour chasser la tristesse.
Un coup d’œil lui a suffi. Elle est vêtue d’un sweat râpé et d’un jean trop large. Pas trace de maquillage. Ses cheveux mal brossés retombent en paquets sur ses épaules. Sans oublier les lunettes.
Nouveau soupir. Elle serait tellement mieux sans ces culs de bouteille en équilibre sur son nez… Mais cela fait une éternité qu’elle a remisé ses verres de contact.
Et cela fait six semaines qu’ils n’ont pas fait l’amour.